From Jacques Roux-Bordier   4 décembre 1818

[46] Genève 4 Xbre [décembre] 1818

J'ignore, mon cher Ampère, l'adresse de Ballanche. Vous avez acquis une maison que vous habitez peut-être, je ne sais donc pas la vôtre actuellement, et vous recevrez ce billet sous couvert d'ami.

Veuillez témoigner à Ballanche toute ma reconnaissance de l'envoi de son ouvrage sur les Institutions *. Pendant quatre jours consécutifs employés à lire ce livre j'ai eu la fièvre, mais la fièvre de plaisir. B. ne trouvera pas un grand nombre de lecteurs avec qui ses travaux puissent être mieux en rapports qu'avec ses amis Ampère, Bredin, Bonjour, Touchon et Bodmer .

Ce livre est d'un talent prodigieux, il est coulé d'un seul jet ; c'est un édifice parfaitement symétrique, plein d'harmonie, de majesté et de force. L'élégance la plus fine brille dans les détails. L'auteur se place dans la littérature sur le même rang et selon moi au-dessus de Chateaubriand et de Bonald.

Si les idées et les théories de B. ont en partie leur source dans les créations originales de Fabre d'Olivet, de Schlegel, de Bonald, de [Meitters] et de l'Auteur des Chartes non écrites,[47] ce n'est pas un plagiat. Raphaël n'avait pas été le plagiaire du Pérugin, ni Newton celui de Kepler.

B. est l'ordonnateur suprême qui crée un monde harmonique et parfait avec des matériaux dispersés. Il peint sur de simples croquis un tableau achevé.

Mon admiration est d'autant moins suspecte, que je pense diamétralement l'inverse de l'auteur sur tous les points fondamentaux de ses théories.

Je l'ai écrit à Bredin, la logique de B. est pleine d'art et de finesse, mais elle n'est point rigoureuse ; à une véritable dialectique, B. a substitué de la poésie et les couleurs brillantes de son imagination ou les élans de la sensibilité.

Il en est résulté que j'ai embrassé avec plein d'énergie et plus de conviction les opinions inverses et qu'au lieu de faire naître des doutes, il a détruit ceux que j'avais.

Dans quelques jours j'enverrai à Bredin et Bonjour, quelques unes de mes contre-argumentations ; j'y ai mis la condition qu'ils exécuteraient des commissions que je leur donne. Il faut vaincre la paresse et la négligence par la curiosité. Je fais le petit Galliani.

Si vous n'étiez pas un Aigle, j'aurais dit à Bredin de vous envoyer cette psychologie. Mais vous avez la préscience comme la toute science [i.e. l'omniscience] et vous ferez la lettre que j'écrirais à Bredin, dans votre cerveau, et elle sera bien supérieure à la [illisible].

J'attaquerais : ° la révélation du langage. C'est une vue très haute, noble, et touchante. Mais l'Homme [illisible] en a réellement créé le langage. ° l'émancipation de la pensée des liens du langage. C'est absolument l'inverse. L'émancipation a été conforme d'abord avec l'abus des mots et le vague attaché à leur signification, puis avec la disparition de la liaison du sens puisque, au sens intellectuel, la métaphore de la figure cessant de plus en plus de fixer notre attention. Mais il n'y a pas émancipation de la pensée du langage ; c'est l'inverse. ° les traditions orales du langage. Sources sures. Les traditions écrites perdant les connaissances intellectuelles, morales et religieuses. C'est l'inverse. Les traditions orales sont les sources des allégories, des erreurs, des illusions absurdes. L'écriture ramène aux vérités, à la divinité.... ° la suprématie de la nation française et l'universalité de la langue française.

[48]Singulier paralogisme ! La trivialité et l'absence de caractère et de mœurs nationales présentées comme raisons de puissance et d'action ... ! ... Voilà quelques uns des points que je conteste. Il y en a un grand nombre d'autres. Ma stérilité et mon absence de richesses me feront trouver le sentier de la vérité qu'a perdu Ballanche en parcourant les plus magnifiques régions. Ballanche nous propose finement de nous faire catholiques, il a donc oublié combien peu seront élus. Nous sommes trop modestes, pour nous placer dans le petit nombre. Nous laissons ce noble orgueil à [illisible] de Rome.

L'Infini des Allemands est un terrain moins poétique, mais plus ferme dans les discussions religieuses. Dans l'ouvrage de Bredin (L’esprit Saint des Hébreux), l'auteur, en admettant l'Inspiration immédiate des anciens temps et les révélations pures, les lie habilement à la Théorie de l'infini, et il arrive à des déductions admirables et singulièrement vraies. Il est vrai que la nation française ne trouve pas même sa place dans le rang intellectuel des peuples, elle représente seulement les intérêts matériels de la vie. Les sens physiques et l'esprit sont son apanage.

Ce sera néanmoins la suprématie ballanchienne (qui d'ailleurs est un héritage qu'il a reçu de Bonald et Chateaubriand), qui fera réussir les Institutions à Paris. Cela est tout simple, à Pékin, à Madrid, à La Mecque, il en serait de même. [illeg]

Please cite as “L1074,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 20 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1074