From Jean-Marie Bonjour   18 février 1808

[9] Lyon 18 février 1808

Je n'ai pas encore eu l'occasion, mon cher Ampère, de voir Bredin pour lui communiquer votre lettre, mais je le verrai bientôt. Mon ami Desroches est le seul qui jusqu'à présent ait partagé l'attendrissement et la vive douleur qu'elle m'a causés. Vous êtes bien malheureux mais il vous sera facile avec l'aide de la Providence de résister à vos maux. Ne vous laissez point abattre, et sachez tirer avantage de toutes les ressources que votre situation vous offre encore. Loin de considérer d'un œil fixe ce que votre état peut avoir d'alarmant, promenez vos regards sur les objets de consolation qui vous environnent, Dieu, votre mère, votre enfant, votre sœur, vos amis. Je dirais plus, ces objets de consolation peuvent aussi se trouver en vous-même ; je les vois dans votre génie, dans ces brillantes facultés qui font notre tourment ou notre plaisir, selon que nous en faisons un mauvais ou un noble et religieux usage.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que le corps est soumis à la douleur quand l'harmonie entre nos facultés physiques cesse d'exister, et que la vie exerce son énergie sur un point unique. Il en est de même des affections douloureuses de l'âme, elles s'accroissent par la fixité, c'est-à-dire par la continuité d'action que l'âme exerce sur une idée ou une série d'idées tristes et mélancoliques. On reste dans cet état, si une certaine mobilité, si les objets extérieurs n'y apportent aucun changement, ou si l'on est[10] insensible à la voix de l'amitié. Puisse cette voix être entendue de vous, et puissiez-vous, au nom de vos amis, faire tous vos efforts pour vous arracher au découragement.

Vous pleurez la perte d'une bien bonne tante, mais êtes-vous donc le seul que cette perte ait affligé, et ne serait-il pas étrange que des êtres faibles, des femmes et des enfants eussent dans leur affliction plus de force que vous. En votre qualité d'homme, vous devez essuyer leurs larmes, vous devez les consoler, et leur cacher jusqu'à vos propres souffrances, pour ne pas aggraver leurs peines. Je connais votre maman, elle se consolera si vous lui paraissez heureux, mais si elle se persuade le contraire, elle pleurera dans le silence, et ses chagrins abrégeront ses jours.

Vous paraissez vous plaindre de la multiplicité de vos occupations, qui vous paraissent un obstacle à vos études favorites, cependant ce sont ces occupations même dont vous devez remercier le ciel, puisque c'est à elles que votre famille devra son bien-être et qu'elles ont été pour vous la matière d'une utile diversion. Elles sont ennuyeuses direz-vous, ces occupations ; mais quel est l'homme sur la terre qui ne boit de temps en temps dans le [illisible] d'amertume.

Combien d'hommes sont plus malheureux que vous et combien s'empresseraient d'échanger leur sort contre le vôtre dans l'espoir de compenser un peu de mal par beaucoup de bien...

[11]Vous avez été époux infortuné, mais vous êtes heureux père ; vous n'avez pas mis au jour tous les produits de votre génie, mais déjà votre nom a quelque gloire, et figure à côté de ceux dont la France s'honore !

Vous êtes loin de vos amis, mais ils communiquent avec vous, mais vous avez l'espérance de les revoir pendant deux mois entiers. Votre plaisir s'accroîtra par la privation, et vous avez déjà avec le plaisir du regret, le plaisir de l'espérance. 2 mois entiers ! sont bien la 6ème partie de l'année, et je doute qu'il y ait beaucoup d'amis qui puissent accorder à ceux qu'ils aiment un si long espace de temps, une si grande partie de leur vie.

Le croiriez-vous mon cher ami ? J'ai rougi un peu de chercher à vous consoler par l'image de la gloire ; il m'a semblé que je faisais mal, et je me condamnais moi-même ; ce genre de consolation me semblait injurieux pour vous et indigne de l'homme en général. Pardonnez cette injure, je la désavoue pour peu que vous soyez disposé à considérer la gloire comme une vaine fumée.

Excusez la liberté que j'ai prise de vous parler avec une franchise austère ; le ton dogmatique et sentencieux de la part d'un être aussi faible que moi, serait bien déplacé s'il n'était autorisé par votre amitié ; et c'est parce que je ne doute plus de ce sentiment que je vous dirai encore que j'ai été bien surpris de ce que vous avez dit à Roux au sujet des croyances et des incroyances[12] car il me semble que je ne serais point embarrassé entre les unes et les autres, que je ne craindrais pas le qu'en-dira-t-on, et que si je sentais la nécessité de me prononcer ou de prendre un parti, je me rangerais tout bonnement sous les drapeaux de celui qui satisfait à la fois mon esprit et mon cœur, qui m'offrirait avec le bonheur présent la garantie la plus parfaite du bonheur futur.

Je vous parle en missionnaire, cela n'est pas surprenant. Depuis 40 jours, j'ai assisté assez souvent avec Bredin, Desroches, Grosnier, Barret, aux discours de M. de Rojan et autres célèbres missionnaires qui viennent de terminer une belle mission à St-[illisible]. Je les ai entendus, j'ai admiré leur zèle, leurs talents, la perfection de leur morale, et je vous avoue qu'ils m'ont convaincu qu'il n'y a point pour l'homme d'autre gloire que celle qui se rattache à la gloire de Dieu.

Je viens de voir Ballanche, il doit vous écrire aujourd'hui.

Roux doit aussi vous écrire pour vous remercier au sujet des 5 livres de [illisible] et vous entretenir de Gall et de deux états unis du cerveau.

Clément Barret écrit rarement, il est encore à Roanne et demande de vos nouvelles. Vous savez bien qu'il ne peut cesser de s'intéresser à vous. Nous ignorons ce qu'il deviendra lui et les autres.

Pressé par le courrier, je vous embrasse et je porte ma lettre à la poste.

J.M. Bonjour

Please cite as “L1113,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 23 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1113