From DupréBredin   18 août 1812

[20] Lyon le 18 août 1812

Je reçois à présent votre lettre, mon digne et excellent ami, et je me hâte de vous écrire parce que j'ai besoin de vous écrire. Il est décidé que je dois partir pour la Flandre, et c'est bientôt que je partirai. Est-ce pour chercher le bonheur que je vais entreprendre ce voyage ? Non sans doute, car je ne crois plus au bonheur. On me promet beaucoup si je peux remplir le but qu'on se propose, ma fortune est, dit-on, assurée. Croyez-vous que cela me touche ? Faiblement. Mon motif le plus puissant est de me rapprocher d'un autre pays ; de voir quelques moments cette jeune dame aussi bonne que sensible dont vous me parlez dans votre lettre et qui veut bien, sans me connaître, me porter un touchant intérêt, de passer quelques heures près [de ]vous que je chéris avec tout mon cœur, avec vous qui me consolerez en partageant ma douleur, avec vous dont j'ai su apprécier les grandes qualités et aussi les grandes peines ; puis j'irai vivre au milieu d'un peuple grossier sans un ami dans le sein duquel je puisse verser à la fois et mes secrets et mes larmes.

Que deviendrai-je ? Peut-être ne reverrai-je jamais les douces rives de la Saône ! Peut-être est-ce pour la dernière fois que je quitte ce beau pays que vous regrettez. N'importe, je dois, je veux partir. J'essaierai d'accomplir les intentions de ceux qui m'aiment. Si je n'y peux parvenir et que la misère soit tout à fait mon partage j'irai près de vous et de cette jeune dame qui veut me connaître demander un emploi obscur qui me donne un peu de pain que je mangerai en pleurant, loin pour toujours de ma patrie où je ne pourrais cacher ma misère. Ne concevez-vous pas ce qu'il y a de douloureux dans cette ruine de toutes mes espérances que je vois comme prochaine ! et voyez la bizarrerie de ma destinée : à présent que je n'ai plus que des larmes pour richesse, on m'offre encore[21] la possession d'une grande fortune avec la main d'une jeune fille, qu'on dit aussi vertueuse que belle. J'ai refusé cette seconde proposition. Dans un état plus calme, j'aurais refusé parce que je craindrais de tout devoir à ma femme. Il n'y en a qu'un de qui j'accepterais tout et vous savez tous les sacrifices que nous avons fait au devoir...

Je vous ai déjà beaucoup parlé de moi, trop peut-être. Et vous, bon ami, n'avez-vous pas aussi vos peines : ah ! je les conçois dans toute leur plénitude. non ignara mali miseris succurere disco . J'ai toujours pensé que si vous étiez à votre place pour les talents, vous n'y étiez point pour les sentiments du cœur. Les honneurs et les dignités peuvent satisfaire les hommes ordinaires parce qu'ils ne voient rien au-delà ; mais des âmes comme la vôtre, comme celle de Bredin, peuvent-elles se contenter d'un aliment aussi triste ? Non sans doute. Il faut à ces âmes de nobles et grandes émotions ; il faut le ravissement de l'amour ou les suaves délices de l'amitié ; il faut ces épanchements souvent sans motif et souvent trop fondés qui affligent et qui consolent ; il faut la douce certitude de pouvoir vivre dans un autre cœur et surtout l'habitation des champs qui donne de sublimes pensées et fait naître de tendres souvenirs. Tous ces plaisirs ne se trouvent point dans le monde que vous habitez ou y perdent la plus grande portée de leur charme. Vous avez l'espoir de retrouver un jour quelques uns de ces plaisirs et moi j'ai presque perdu la foi en l'espérance. Cependant je m'y rattache à l'espérance, de toute la puissance de mon âme, parce qu'elle est la vie de l'infortuné.

\19 [août]. Je viens de me réveiller dans le cabinet de Bredin. Je sens vivement la perte que je vais faire. Ce beau bois si rempli de souvenirs, il faut aussi le quitter. Profonde misère du cœur de l'homme ! Mon ami, nous ne serons jamais heureux ici-bas, mais le Ciel est promis aux infortunés ; réfugions-nous dans le Ciel. Là Ampère, il n'y aura plus de séparation, plus, jamais plus ! J'ai reçu une lettre de Garonne de M. Barberi, qui est placé et me charge d'en faire part à Mme la Baronne en la remerciant de toutes ses bontés pour lui./

[22]La pensée que je vous suis cher, que mes douleurs émeuvent votre cœur, est une pensée consolante parce que je n'existe que pour aimer et être aimé. Ce Bredin dont l'affection vous est si précieuse, que de bien ne m'a pas fait sa tendresse ! ah ! vous avez raison de me plaindre d'être obligé de me séparer de lui mais il en faut la nécessité ; il me conseille lui-même de ne pas refuser l'offre qui m'est faite : il m'écrira, vous aussi, mon ami, vous m'écrirez et en recevant, en lisant vos lettres, je me dirai que je ne suis pas abandonné sur la terre et parfois, j'aimerai la vie. Je ne puis aussi sans quelque charme songer qu'une âme pleine de noblesse daigne encore s'intéresser à moi. Sans doute, c'est parce que je suis votre ami ; c'est à vous que je dois ce bien. Quand vous irez à Nogent, demandez je vous prie si dans 15 à 20 jours, époque à laquelle je compte être à Paris, je pourrai être assez heureux pour y voir deux personnes qui me sont chères, si pour vous et pour elle il n'y a point de projet de voyage. Le mien étant libre, j'avancerai ou je différerai mon départ selon l'espérance que me laissera votre réponse. Indiquez-moi aussi un logement près du vôtre afin qu'étranger dans Paris je n'aille pas inutilement courir la ville en arrivant et perdre un temps qui sera précieux. Adieu mon tendre et excellent ami, ce soir j'irai voir Bredin pour lui parler de vous et l'engager à joindre quelques mots à ma lettre s'il ne vous a pas écrit. Adieu. J'ignore quelles sont les personnes qui n'ont pu [illisible] pour moi à Nogent ; je voudrais les connaître car il est si doux de n'être pas étranger à ceux qui vous aiment. Si vous voulez montrer ce passage de ma lettre, peut-être cela vous empêcherait-il de [illisible] la petite course que je vous prie de faire ; adieu, que le bonheur bientôt vous sourie et puisse en être témoin votre personne aussi. M. Camille J. a écrit à [illisible] : il a été prévenu trop tard [illisible]. \Mon adresse est simplement rue St-Jean N° 86./ Mon cher ami, Dupré est un bien bon garçon mais il ne me laisse qu'une bien petite place pour t'écrire. Il est vrai qu'il est bien tard et que j'ai bien sommeil - et un grand mal de tête. Dupré est couché dans ton lit. Il est bien heureux de la[23] pensée qu'il va te voir pendant quelques jours. Et moi je vais le perdre. Mais quoiqu'il m'en coûtât j'ai dû lui conseiller de partir. Il était si malheureux, si souffrant ici. Il fallait bien quelque grand changement dans sa vie. Toujours est-il que c'est une privation bien pénible pour moi. Voilà le bonheur de la vie. C'est bien sûr que le bonheur n'est pas de ce monde. Tu le sais aussi bien que moi. Et voilà pourtant la [illisible] fondamentale du christianisme.

Hier je suis allé chez Camille. Nous avons bien parlé de toi. Madame Récamier et Ballanche y étaient. Tu sais bien que j'ai voulu te mener entendre un jeune ministre protestant ; je suis allé avec lui chez Camille ; c'est un homme tout à fait selon moi. J'aime tant à rencontrer des cœurs qui sentent bien la religion, tu sais combien c'est rare. Malheureusement, avec celui-ci, nous ne sommes d'accord que sur les bases et tu sais que je ne puis plus être modifié en religion, le temps des hésitations est passé pour moi. Il est vrai que je suis plus d'accord avec les réformés que beaucoup d'autres catholiques. Mais depuis 4 ans ou 3, point de changement dans ma façon de penser. J'espère trouver une lettre de toi en revenant dans 3 jours. Je pars demain matin avec des dames et des demoiselles très aimables pour la grotte de la [illisible]. Tu sais si j'aime les rochers et les antres noirs et sombres, tant [illisible] avec mon imagination. Tu sais que je préfère les belles physionomies à tout, mais il n'est point de plaisir pur et sans mélange. Adieu je t'embrasse. C.J.B.

A Monsieur Ampère, Inspecteur général de l'Université, Cour du Commerce, Paris

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