From Daniel-Auguste Touchon   7 octobre 1816

Lyon 7 8bre [octobre] 1816

[339]J'ai faim et soif de la vérité, mon très cher ami, et je viens vous demander la nourriture sans laquelle je suis menacé de périr. Pendant votre dernier séjour à Lyon, je vous lus une lettre que j'écrivais à Barret ; elle vous affligea beaucoup parce que vous m'y trouvâtes plongé dans toutes les horreurs du scepticisme. Bredin m'a dit qu'il n'avait pas pu détruire entièrement l'impression fâcheuse que cette lettre avait fait sur vous. Bredin vous a assuré que je n'étais point un sceptique ; il a eu raison s'il vous a parlé du cours ordinaire de ma vie, de ma manière d'être habituelle : mon âme a besoin de croire et ma vie est une vie de confiance et de foi. Mais de temps en temps, je fais l'examen de ma foi, je porte une main inquiète sur les bases de toutes mes croyances, et tout en craignant de voir tomber l'édifice qu'elles soutiennent, j'essaie par mes propres efforts, de les ébranler.

En recherchant ainsi d'un œil défiant les principes d'une multitude de persuasions qui servent de fondement à mes espérances, de directions à ma liberté, et auxquelles je m'abandonne journellement sans aucune crainte, ma raison se trouve alors embarrassée dans des ténèbres épaisses, j'éprouve quelquefois les tourments affreux d'un doute presque universel et je me trouve par moment presque aussi[340] sceptique, disons-le, tout aussi sceptique que vous m'avez accusé de l'être. Je vois toutes les connaissances humaines comme un grand arbre qui s'élève à perte de vue ; les hommes me semblent une nuée de petits oiseaux, une foule d'écureuils étourdis qui sautent de branche en branche et se jouent sur le sommet de cet arbre ; mais moi je descends pour examiner les racines, une terre épaisse les couvre à mes yeux, je ne sais si elles sont fortes ou pourries, et je tremble pour mon propre nid où j'ai si souvent dormi d'un sommeil paisible au sein des rameaux qu'il a pour appui.

Il y a quelques jours que Bredin me trouva dans cet état ; il me lut un morceau d'une de vos lettres où vous lui apprenez que vous avez repris vos travaux de psychologie ; cela m'a donné l'idée de vous écrire, de vous consulter, de vous peindre l'état de ma pauvre âme, ou plutôt de ma pauvre tête et Bredin lui-même me l'a fortement conseillé, malgré toutes ses préventions contre les recherches métaphysiques. Si j'écrivais à tout autre qu'à vous, je commencerais par le prier de m'écouter sans malice, sans profiter de toutes les occasions que je pourrai lui offrir de se moquer de mon ignorance et de mon ineptie ; mais vous, cher et bon ami, je vous vois d'ici me prêtant l'oreille avec le plus tendre intérêt, dans l'attitude d'un médecin plein de[341] patience qui laisse bavarder son malade pour bien connaître le mal et bien appliquer le remède.

La morale que je cherche à suivre et que je prêche aux autres de tout mon cœur, est fondée sur les dogmes de la Religion tant naturelle que révélée : on ne peut donner à un être intelligent de bonnes règles de conduite qu'en lui enseignant à se connaître soi-même, à connaître les êtres qui l'entourent et la nature des relations qu'il doit soutenir avec eux : le dogme est la science des êtres et de leurs rapports mutuels ; la morale m'apprend à faire l'usage le plus convenable de ma liberté d'après la connaissance que j'ai de moi-même, de tous les êtres qui m'environnent et des rapports qu'ils ont avec moi. Si toute la morale est fondée sur les dogmes, tous les dogmes de la Religion sont fondés à leur tour sur les perfections de Dieu.

Vous vous rappelez, mon cher ami, que je vous ai déjà confié mes peines une fois, en vous disant que je ne savais comment prouver les perfections de l’Être suprême. Vous me conseillâtes de lire Clarke ; je ne l'ai pas lu, mais je veux bien supposer que je connais son livre et qu'il m'a suffisament démontré ces vérités fondamentales, ces attributs de Dieu qui ne m'avaient point semblé jusqu'ici assez solidement établis. Si Clarke m'a prouvé les perfections de Dieu, sa justice, sa bonté, par exemple, il l'a fait ou en me montrant que j'en ai[342] au-dedans de moi un sentiment intime et indestructible, sentiment inséparable de ma propre nature et plus fort que tous les raisonnements qu'on pourrait lui opposer ; ou en partant d'un fait incontestable, qui selon toutes les règles de la logique ne peut être attribué qu'à des perfections et en prouve par conséquent la réalité. Mais de quelque manière que le docteur anglais s'y soit pris, il me reste de terribles difficultés et c'est ici, mon cher et bon ami, que je vous prie d'avoir pitié de moi et de m'aider de vos lumières. S'il m'a renvoyé à mon sentiment intime, dites-moi si l'homme peut se fier à ses sentiments, si ces sentiments alors même qu'ils sont inhérents à sa nature et ne peuvent en aucune façon être étouffés et détruits, peuvent être regardés par lui comme des directeurs infaillibles, comme les bases d'une certitude absolue ? Si Clarke, au contraire, a suivi l'autre méthode que je lui suppose, voici les questions qui m’embarrassent et que je vous fais avec l'espérance que bientôt elles ne m'embarrasseront plus, parce que vous m'apprendrez comment il faut y répondre. Les règles de la logique, ces règles qui lorsque j'entends un raisonnement pareil à celui-ci : tous les hommes sont mortels, Bredin est un homme, donc Bredin est mortel, ces règles dis-je, qui en pareil cas entraînent, forcent mon consentement et m'obligent à m'écrier : cette conclusion est incontestable, ces règles ne peuvent-elles point se tromper ? Ensuite, dans tous vos raison[343]nements, il y a toujours un principe donné, que nous regardons comme reconnu et d'où nous partons de pied ferme pour aller plus loin ; mais pour que la conséquence du raisonnement soit solide, il faut que le premier principe soit solide aussi ; pour savoir s'il est solide, il faut en faire aussi la matière d'un raisonnement et chercher un autre principe qui lui serve de base à lui-même et dont il soit à son tour une conséquence juste et bien tirée. De cette manière, pour arriver à quelque chose de certain, il faudra que nous trouvions pour appui de notre dernier raisonnement quelque principe si incontestable qu'il n'ait besoin d'aucune preuve et emporte malgré nous notre assentiment.

Cher ami, quand nous aurons trouvé un principe de cette espèce, serons-nous sûrs pour cela d'avoir trouvé la vérité ? En un mot, et c'est à quoi j'aurais pu réduire tout ce bavardage, l'homme au bout de toutes ses recherches, l'homme arrivé aux axiomes les plus lumineux, l'homme le plus fortement convaincu, l'homme le plus intimement persuadé de quelque chose, peut-il dire autre chose sinon je suis certain d'être certain ; peut-il ajouter je suis certain que ma certitude ne se trombe pas, que ce que je ne puis m'empêcher de prendre pour vrai est la vérité elle-même ?

Les sens d'un homme ignorant, d'un paysan de Poleymieux sont pour lui une source de conviction sur laquelle il ne forme jamais aucun doute ; dites lui que les arbres ne sont pas verts, que la terre n'est pas[344] couverte d'une immense voûte bleue et cintrée, il vous rira au nez dans toute la bonne foi de son cœur. Les principes par lesquels travaille notre raison pure ne nous trompent-ils point, comme le témoignage de ses sens trompe ce rustre qui s'y fie. La vérité ne dépend-elle point pour nous de la forme des yeux de notre intelligence, comme l'impression que font sur nous les couleurs dépend de la [illisible] des yeux de nos corps ?

J'en étais là, mon cher ami, lorsque j'ai lu ma lettre à Bredin ; je voulais qu'il la finît lui-même, parce que j'étais fatigué d'écrire ; mais il s'y est refusé et m'a dit de vous envoyer cela tel et quel. Je lui ai témoigné la crainte de vous faire de la peine ; savez-vous ce que m'a répondu ce méchant ? Cela pourra bien ennuyer Ampère, il cherchera à vous répondre, ne vous dira que des bêtises ; mais c'est égal, cela pourra vous être utile à l'un et à l'autre ; envoyez, envoyez toujours. Je pense que ce cher homme aura vu tout cela dans son Jacob Boehme où je ne sais pas ce qu'il ne voit point. Si vous avez la bonté de me répondre, faites-le à loisir et ne vous tourmentez point ; je vous répète ce que je vous dis en commençant ma lettre ; mon scepticisme est momentané, il ne revient même qu'assez rarement, et dans ma vie habituelle je me livre avec[345] une entière sécurité à toutes ces croyances qui ne s'ébranlent un moment que lorsque je fouille à leurs bases. Quand je veux me prouver les perfections de Dieu et que je cherche des termes pour en convaincre les autres, ma raison va se heurtant de difficultés en difficultés ; et cependant je prie Dieu tous les jours et la confiance que je mets en Lui me console de tous les maux de la vie... Adieu, en voilà assez pour une fois ; je crains bien que si le timbre de Lyon vous réjouit sur une lettre, il n'en soit pas de même à l'avenir de mon écriture.

Portez-vous bien de corps et d'âme, et parmi vos amis des bords de la Saône, n'oubliez jamais qu'un des plus sincères est votre dévoué Aug[uste] Touchon

[346]Monsieur Ampère, Cour du commerce n°19, près de la rue des Fossés-Saint-Germain, Paris

Please cite as “L1136,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1136