To Pierre Maine de Biran   10 novembre 1808

[114] Paris le 10 9bre [novembre] 1808

Mon cher ami, je vois par vos objections combien il est difficile de s'entendre par lettres, que ne pouvons-nous causer quelques instants . Je crois vous avoir dit et répété dans ma lettre que je n'établissais aucune analogie, mais un simple rapprochement pour aider la mémoire, entre les phénomènes des mêmes colonnes verticales de mon tableau, que la vraie analogie était entre ceux des mêmes lignes \horizontales /qui marquent le progrès successif de l'individu. Dans la première ligne il n'est que sentant comme la statue de Condillac et moins encore, [illisible] \peut-être huître ! Avec la/ seconde il est un peu plus avancé, c'est probablement l'état de la plupart des animaux.[115] La troisième ligne naît du déploiement de l'action hyperorganique, la dernière donne à l'homme toute sa perfection. Voilà les véritables analogies, les seules sur lesquelles j' ai insisté dans ma lettre. Pourquoi me reprocher toujours un rapprochement qui ne sert qu'à mettre de l'ordre dans les phénomènes, quand j'avertis expressément qu'il n'est fait que pour cela, et n'a rien de fondé sur l'origine et la vraie nature des phénomènes. Pourquoi ne pas porter toujours les yeux sur l'analogie réellement établie entre les phénomènes des mêmes lignes horizontales ?

Vous me dites que je me suis rapproché par là de Condillac [116] et des métaphysiciens sensualistes. Pas plus de ceux-là que de tous les autres. La distinction des deux systèmes de l'entendement et de la volonté, date de S[ain]t Augustin au moins. Constamment adoptée dans tous les siècles, vous la retrouverez partout, voyez seulement ce que fait notre ami D[e]g[érando]. dans le mémoire >sur l'origine des connaissances humaines, couronné à Berlin, chapitre 5 de la seconde partie, page 222. Je suis loin d'approuver tout cela, mais j'en conserve l'indication comme moyen de soulager la mémoire et pour avoir occasion de remarquer qu'il n'y a entre ces phénomènes qu'une ressemblance apparente. L'objection sur l'expression phénomènes relatifs aux déterminations, [117] vient uniquement de ce que vous donnez à ce dernier mot un sens tout différent du mien, qui est celui que l'usage ordinaire lui assigne exclusivement. On dit qu'untel a pris telle détermination, etc. Les déterminations sont proprement les actes de la force hyperorganique. Il n'y \en /a pas plus [illisible] de véritables avant l'autopsie qu'il n'y a de véritables connaissances.

Je n'ai point fait, ni voulu faire [illisible] ni voulu point faire dépendre exclusivement ce qui est déterminatif en nous de ce qui est affectif, ou comme vous dites l'action de la passion. J'ai seulement dit que les[118] affections, les tendances, etc. étaient des phénomènes relatifs aux déterminations dont les motifs les plus ordinaires sont de procurer du bonheur, soit à nous, soit à nos semblables. Des affections peuvent encore moins être regardées comme des déterminations, que des intuitions ne sont des connaissances. Vous me dites que les affections etc. sont opposées aux actes librement déterminés (c'est précisément le mot dont vous vous servez et qui prouve que je n'ai pas tant de tort de donner à ces actes le nom de déterminations). Ce n'est pas tant elles qui sont opposées aux volitions nobles et[119] généreuses que d'autres volitions basses et personnelles. Un crime est aussi bien un effet de la force hyperorganique que la plus belle action, sans quoi l'âme du scélérat ne serait pas plus criminelle que celle de l'homme vertueux.

Je ne vois pas pourquoi tendance renferme un sens actif, ne dit-on pas tous les jours qu'une pierre tend vers la terre quand elle est immobile sur une table. Elle est alors passive aussi bien au physique qu'au moral.

J'ai pris \le mot / affection pour désigner plaisir et douleur, il en faut bien un pour désigner de même attrait et répugnance. Où en trouver un autre que[120] tendance ? Quant au mot aperception, l'inconvénient de l' homonymie dans le langage avec perception, l'impossibilité de faire admettre une distinction aussi essentielle en se servant de deux mots dont l'étymologie est identique, et qui si elle ne l'était pas établirait la distinction dans le sens opposé, puisqu'on aperçoit ce qui est dans le lointain et qu'on perçoit ce qu'on a sous les yeux, tout cela doit faire rejeter ce mot. Voyez ce qui est arrivé à Locke pour s'être servi du mot réflexion. Peu de personnes l'ont compris, et ses vrais adversaires à cet égard, Condillac et ses[121] disciples ont fait croire qu'ils le suivaient, alors même qu'ils le contredisaient formellement. Et cela parce que ce mot réflexion avait un tout autre sens dans l'usage ordinaire.

Je garderai donc autopsie si vous ne pouvez pas trouver un autre mot qu'intuition pour désigner la perception sans effort. Il n'était pas possible au reste de plus mal choisir. D'après l'étymologie intuition est le mot qui emporte le plus l'idée d'activité, en tant qu'il vient de tueri. Les latins disaient videre pour voir sans grand effort à l'ordinaire. Tueri pour regarder, considérer attentivement avec un effort[122] particulier. Au figuré tueri signifiait protéger, défendre , idées sûrement très actives. Intueri veut dire exactement regarder dedans avec attention. Intuition est le vrai mot pour ce que nous appelons autopsie. Voyez si vous en pourriez trouver un autre qui pût désigner la perception sans effort, sans renverser toute idée d'étymologie, et sans priver la langue du seul mot propre à devenir d'un usage universel pour désigner la vue de soimême.

Je ne confondais pas sous le même nom de perception le phénomène simple et le composé,[123] mais je pensais que vous vouliez appeler perception l'ensemble de la sensation perçue, de l'autopsie percevante et du rapport d'attribution qui lie ces deux choses. Ce serait bien là un phénomène composé, mais qu'il est bien superflu de dénommer, car si on voulait donner des noms à toutes ces combinaisons ce serait à n'en pas finir.

Si vous nommez seulement perception la partie représentative de la sensation telle qu'elle est aujourd'hui pour nous, il est bien aisé de nous mettre d'accord. Vous m'en offrez le moyen en me disant que vous me prouverez que la[124] partie représentative d'une odeur, et par laquelle nous la reconnaissons quand elle revient, ne vient pas du sens mais de l'activité supersensible. Je crois cela bien vrai et je veux à mon tour vous prouver qu'il en est de même pour toutes les sensations, dont la partie représentative est toujours le produit de la force hyperorganique qui l'ajoute à la partie affective seule donnée primitivement par les sens. Soyez sûr que ce que vous voulez nommer des intuitions, des images, sont de pures chimères, et quand elles [illisible] \auraient existé/, comment pourrait-on penser à leur[125] donner des noms quand il nous est devenu impossible de savoir ce que c'est, ni de les définir autrement qu'en disant que ce sont les perceptions que nous avions avant d'avoir des perceptions. Par là je recouvrerais le mot intuition pour désigner l'autopsie et nous conviendrions de ne nommer dans le tableau que les phénomènes que nous pouvons observer, à présent que la conscience de notre propre existence ne peut plus nous quitter. Ce pauvre tableau est déjà assez étendu, à quel propos l'étendre encore pour placer à la tête des phénomènes[126] inobservables, inconnus, que notre imagination se plaît à créer dans un monde dont il ne lui reste aucun monument. C'est comme mon incitation, quelle chimère ! Quand un enfant souffre et crie parce qu'il souffre, il y a l'affection douloureuse et le mouvement qu'elle produit. Il n'y a rien entre deux ; et ce mouvement n'appartient pas plus au tableau que les mouvements qui décèlent nos émotions, et ceux qui suivent nos volitions. Ils sont tous également des phénomènes hors du domaine psychologique . Si l'on veut les joindre au tableau il suffit dans une cinquième colonne \de joindre /à la suite de chaque phénomène relatif aux déterminations, les[127] mouvements qu'ils occasionnent ou produisent, comme vous le verrez dans le tableau à la fin de cette lettre. Comment avais-je négligé de distinguer la volition proprement dite qui (dit Locke avec raison Livre 2, chap. XXI, paragraphe 30) n'est autre chose que cette détermination particulière de l'esprit par laquelle il tâche de produire, continuer, ou arrêter une action qu'il suppose en son pouvoir de cet autre acte de l'esprit par lequel nous nous déterminons à faire telle action à telle époque déterminée; et que j' appelle à présent décision ? Comment ne voyais-je pas :[128] que les décisions seules laissent des volontés après elles qui durent jusqu'à la volition c'est-à-dire l'exécution du mouvement voulu. Que la volition étant l'acte de l'âme faisant cette exécution ne laisse point d' autre phénomène après elle que l'habitude de cette action, et que telle est l'origine de toutes nos habitudes. Que les émotions toujours fondées sur des coordinations ont souvent lieu indépendamment des déductions, par exemple dans les rêves où la crainte nous émeut si vivement, dans les scènes du théâtre où il n'y a point de croyances, etc. qu'en un mot[129] les émotions, où il faut comprendre l'admiration qu'excite en nous la vue d'un beau site, ou du lever de l'aurore, sont relativement aux coordinations ce que les affections sont à l'égard des perceptions.

De ces réflexions si simples naît le tableau suivant. Je distingue dans l'homme : Des phénomènes relatifs à la sensibilité et sous ce nom, je comprends la sensibilité morale. Ils résultent du concours de l'action des sens et de l'action hyperorganique. Des phénomènes relatifs à l'activité, dus exclusivement à cette dernière cause. Je range parmi les premiers,[130] \d'une part /tout ce qui entre dans la composition des représentations extérieures ou de celles de l'imagination, et de l'autre tout ce qui nous rend heureux ou malheureux ; dans les seconds, d'une part toute vraie connaissance, de l'autre toute vraie détermination. Distinguant alors dans chaque classe des phénomènes simples et des phénomènes complexes, j'ai cette classification où il ne tient qu'à vous d'ajouter en tête les phénomènes que vous supposerez avoir lieu en nous avant que nous existions pour nous-mêmes. Vous remarquerez pour l'intelligence de la dernière ligne, que nous connaissons notre état actuel par l'autopsie, nos états passés par la réminiscence, nos états à venir conjecturalement par les déductions prévisionnelles, les êtres hors de nous passés, présents et futurs par les déductions absolues, que les décisions et les volontés prévisionnelles se rapportent à notre bonheur à venir, les[131] décisions et volontés absolues à celui des autres êtres, à l'ordre universel de la justice.

Voilà mon cher ami, sauf votre avis, le dernier tableau auquel je crois que nous devons nous arrêter à quelques noms près que nous pourrons encore changer. À l'instant où je finissais cette lettre, j'en ai reçu une de vous avec celles au grand Maître et à Monseigneur l’Évêque de Casal ; je ferai vos commissions et vous en rendrai compte. Mais en grâce écrivez-moi incessamment une longue lettre psychologique bien détaillée. Je vous embrasse mille fois de toute mon âme. Votre ami. A. Ampère

phénomènes relatifs
aux connaissances. aux déterminations.
générateurs. conservateurs. générateurs. conservateurs.
phénomènes relatifs à la sensibilité simples perceptions
sensitives
comparatives
idées affections
sensitives
comparatives
tendances
complexes coordinations
primitives
subséquentes
combinaisons émotions
primitives
subséquentes
sentiments
à l'activité simples autopsie
spontanée
réfléchie
réminiscence volitions
spontanées
réfléchies
habitudes
complexes déductions
prévisionnelles
absolues
croyances décisions
prévisionnelles
absolues
volontés.

Je n'ai pas eu de place pour placer, comme je me l'étais proposé, à la suite des affections... les mouvements instinctifs des émotions... les mouvements pathognomiques des volitions... les mouvements spontanés. des décisions... les mouvements prédéterminés. C'est au reste un hors d’œuvre bien inutile, et qui n'était que pour justifier la suppression de l'incitation dans mon tableau.

Je vous prie mon cher ami, de me répondre tout de suite au moins d'un mot sur tout ceci : vous[132] vous recevrez avec cette lettre une thèse sur l'habitude que M. de Tracy m'a fait passer pour vous. Je n'ai pas eu un moment pour l'aller voir, ainsi je n'ai point de nouvelles de l'autre ouvrage dont il vous avait parlé. Voici toujours la thèse, seule chose que j' ai reçue de lui.

Please cite as “L1151,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 10 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1151