From Pierre Maine de Biran   5 août 1807

[1869] Bergerac, le 5 août 1807
Le sous-préfet de l'Arrondissement de Bergerac, A monsieur Ampère membre du bureau consultatif des arts au ministère de l'intérieur.

Mon cher et bon ami, j'ai reçu votre lettre du 23 juillet avec une bien douce satisfaction. Elle me fournit la preuve que vous êtes entièrement rendu à vous-même et que l'activité de votre esprit, [illisible] \l'énergie de votre/ volonté ont repris l'empire sur une passion malheureuse qui avait absorbé et comme paralysé toutes vos facultés intellectuelles et morales. Au caractère de votre style et aux saines idées métaphysiques que je trouve établies en résultats dans cette bonne lettre, je reconnais mon ami, mon compagnon d'études de 1805... La science, la vérité, l'amitié l'ont reconquis pour toujours je l'espère, et s'applaudissent de cette utile conquête.

Nous sommes d'accord, je crois, sur le fond des choses que vous m' exprimez en peu de mots : la nature du jugement d'existence personnelle ou étrangère,[1870] la différence entre un premier état que j'appelle intuition passive, où l'animal sans conscience de lui-même et par conséquent sans réminiscence ne fait que sentir, \intueri/, ou imagine les objets des sensations extérieures avec lesquelles il est comme identifié ; et cet autre état supérieur où l'homme acquiert la connaissance réelle du moi séparé de ce qui ne l'est pas, en cela en tant qu'il a la conscience que certaines actions dépendent de lui comme effets ou résultats de l'effort qu'il crée. Car c'est [illisible] jusque là qu'il faut remonter pour concevoir le phénomène propre de la conscience, distinct de la sensation, et la nature de la volonté ou de l'action volontaire, si obscurcie ou méconnue par les métaphysiciens, surtout par ceux de nos jours. Sur toutes ces idées fondamentales je crois comme vous, mon cher ami, que nous sommes très rapprochés et peut être même plus que deux penseurs ne l' aient été jusqu'à ce jour. Nous ne pouvons différer encore que dans l'expression ou l' emploi et la valeur des hypothèses explicatives, etc... J'aurais bien désiré de pouvoir satisfaire au désir que vous m' avez manifesté depuis longtemps d'avoir, avec mon Mémoire de Berlin, les notes que j'avais commencées sur le système \de métaphysique /que vous me communiquâtes dans le temps . Mais en vérité, il m'est impossible, tant que je[1871] suis dans ma sous-préfecture d'avoir quelques moments à moi dans la journée pour m'occuper à tête reposée de ces matières abstraites, qui exigent une réflexion concentrée. Les tracasseries, les affaires pullulent autour de moi, aucune d'elle n'exige en particulier une attention forte et soutenue, mais leur succession rapide et continuelle entraîne ma pensée, et absorbe tout mon temps Je ne puis régler l' employ de ce temps , parce que je ne sais jamais dans un instant ce qui doit survenir l'instant d'après : aussi puis-je vous dire avec vérité que jamais je ne fus en même temps ni si occupé ni si inappliqué. Ce genre de vie qui use mes facultés sans leur donner l'exercice convenable, me fatigue et me contrarie singulièrement. Aussi suis-je bien déterminé à saisir les premières occasions de la changer. Je compte pouvoir aller incessamment passer quelques jours à ma campagne, comme je le fis, quand je composai mon Mémoire de Berlin. C'est là où je le reverrai et en ferai faire la seconde copie que je vous destine pour être mise \ensuite /à l'impression. [illisible] Cela ne peut guère être fait avant la fin de septembre. Pourrai-je vous l'envoyer à Lyon à l'adresse que vous m' indiquez , ou sous le couvert du ministre de l'Intérieur à Paris ? Vous me parlez bien de l'époque de votre départ du 10 au 15 courant, mais vous ne me dites rien sur celle de votre retour à Paris. J'aurais pourtant besoin de le savoir positivement, et j'espère que vous m'en direz un mot dans votre première.

[1872] Je vous envoie toujours \en attendant /le croquis des notes que je fis en lisant la lettre que où vous me développiez votre système. J'avais toujours pensé à retranscrire ces notes en leur donnant \la suite et /les développements nécessaires, mais puisque vous êtes bien aise de les voir \de suite, /et que d'ailleurs il m'est impossible de m'en occuper en ce moment, je prends le parti de vous les adresser dans l'état où elles sont, doutant si vous pourrez lire ces chiffons ou deviner ma pensée qui ne s'y trouve qu'indiquée. J'aurais rempli pourtant une partie de mon but si je pouvais vous rappeler encore à ces idées si propres à faire diversion aux passions qui agitent l'âme et à y ramener l'équilibre.

Je ne sais si notre bon ami Degérando vous aura communiqué le prospectus que je lui ai adressé d'un nouvel établissement d'instruction que je me propose de fonder à Bergerac. J'ai déjà une souscription assez nombreuse. Mais je crains qu'il ne me manque des instituteurs capables soit pour les mathématiques, soit pour le latin. Dans le cas où vous connaîtriez quelque sujet qui voudrait venir ici jouir d'un traitement assez avantageux, et d'un sort assez doux, dans un beau climat, vous me feriez bien plaisir de me l' adresser . Je me chargerais des frais du voyage. Adieu mon cher et bon ami, donnez -moi de vos nouvelles au plus tôt. J'espère en recevoir avant que vous n' ayez quitté Paris, vous répondrez sans doute à deux articles que je prenais la liberté de vous recommander dans ma dernière lettre. Vous connaissez tous mes sentiments pour vous : ils dureront autant que ma vie. M. BIRAN Rappelez -moi au souvenir de notre bon ami Degérando.

Please cite as “L1157,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1157