To Pierre Maine de Biran   15 janvier 1812

[199] 15 janvier [1812]

Mon cher ami, je me hâte de vous écrire pour que cette lettre vous parvienne avant un paquet que j'ai remis hier à Monsieur Romain d'Allemagne, c'était une réponse à votre dernière lettre, et peut être y a-t-il une sorte d'humeur, dont je vous demande pardon d'avance, causée par l'idée que je m'étais faite, d'après cette lettre, d'une plus grande divergence entre vos idées et les miennes. Il m'a donné le tableau que vous lui avez envoyé pour moi, mais comme j'avais du monde à dîner je n'ai pu l'étudier qu'hier au soir, et n'ai point encore eu le temps de lire les explications du petit cahier qui l'accompagne. J'ai été enchanté en voyant le tableau de le trouver si peu éloigné de mes idées. Il me reste cependant à vous faire quelques observations, je me bornerai dans ce moment aux plus frappantes.

. Phénomènes oubliés dans votre tableau. ° Je trouve dans votre système sensitif composé que deux sortes d'associations, ainsi indiquées : B. Associations

organique.
fortuite
  b. Fantômes ou visions.[200] Or outre l'association organique par laquelle les sensations de l’œil passif et du tact passif se rangent dans un certain ordre, en surface colorée, ou chaude, froide, etc. il y a dans ce système deux autres modes d'association bien distincts. L'un que j' appelle l'association fortuite a lieu entre des sensations simultanées de divers sens, qui sans former par leur union un seul tout, s'unissent néanmoins en cela que si l'une est reproduite, elle fait renaître l'image de l'autre. Ce phénomène est d'autant plus important à noter qu'il a lieu sans cesse dans les animaux, et donne lieu à tout ce qu'on prend en eux pour de la mémoire. L'autre entre des images s'unissant spontanément dans les rêves et les rêveries; ce mode d'association diffère du précédent en ce que les images s'unissent en un seul tout qu'on appelle communément image complexe. Il diffère des deux autres en ce qu'au lieu d'avoir lieu à l'instant des sensations il n'a lieu que postérieurement ; entre[201] leurs traces, les images, et en ce qu'il n'est point déterminé comme l'association organique par la nature de l'organe, et la disposition mutuelle des points impressionnées. C'est ce mode d'association que j' appelle agrégation. Est\-ce/ lui ou mon association fortuite auxquels vous donnez ce nom dans votre tableau ? Les réunissezvous sous une dénomination commune, \ce qui est impossible, /ou oubliez-vous un des deux ? ° Le phénomène correspondant du système comparatif, que je nommais combinaison et qui a lieu quand ont combine volontairement des idées générales pour en faire des groupes représentatifs de ce qu'on n'a point vu, comme, par exemple, quand je me fais de cette manière l'idée d'une pagode, celle d'une éruption du Vésuve ; ou que je compose un roman ou un air d'opéra.[202] Je trouve dans votre tableau C.
Combinaison(ou comparaison)
 ;  c.
Classification(ou idée générale)
. Je ne comprends rien du tout à cela. La comparaison a toujours été l'acte par lequel on aperçoit un rapport de ressemblance, l'idée générale est la trace de ce acte, mais la combinaison dans le sens que tout le monde donne à ce mot suppose toutes les idées générales qui y entrent formées , on les prend ailleurs pour les faire entrer dans la combinaison. C'est là un phénomène que vous avez totalement oublié. Car vous mettez pour trace classification, ou dans la classification les idées sont groupées d'après leurs ressemblances, et dans la vrai combinaison c'est arbitrairement ou d'après des motifs de toutes sortes; par exemple,[203] si je vous raconte , comme cela est vrai, que j'ai vu l'autre jour le dessin d'un fœtus à deux têtes dont le cerveau était à nu sans crâne ni cuir chevelu, il faudra que vous combiniez les idées générales de tête, de dualité, de nudité, de cerveau, de crâne, etc... pour vous faire l'idéecomplexe que j' appelle conception de ce que vous n'avez pas vu. D'autre fois, ce sera vous-même qui créerez la conception par une combinaisonvolontaire, etc... et cet acte de notre activité est entièrement oublié dans votre tableau, et je crois que c'est faute d'y avoir songé que vous m'avez écrit que les mots combinaison et conception du miens étaient insignifiants , tandis qu'aucun ne présente un sens plus précis. Je trouve toujours que conception signifie précisément un groupe d' idées représentant une chose qu'on n'a point vue, et qu'on n'a pu concevoir que par une combinaison d'idées générales empruntées d'autres groupes.
°. Un oubli plus inconcevable est celui du phénomène que j'avais nommé émotion. Ce mot peut vous semblez mal choisi,[204] mais ce qu'il exprime pour moi, comment ne se trouve t-il pas dans votre tableau ? Il n'y a rien même qui y ressemble, et c'est cependant l'un des phénomènes les plus fréquents , les plus remarquables. Toute peine ou tout plaisir causé par une croyance, ( dans le sens général que je donne à ce mot), un négociant apprend la perte de son vaisseau dans la mer des Indes, une mère la mort de son fils absent, les voilà souffrant les plus vives douleurs, un homme gagne 100 000 Fr[anc]s à la loterie à la vue de la liste des numéros le voilà dans un transport de joie, etc... ces douleurs, ces jouissances, n'ont rien de sensitif c'est-à-dire de produit par les organes de sens. Elles viennent uniquement de l'accord ou de l'opposition de ce que nous croyons ou apprenons, et de ce que nous désirons. Elles supposent tous les phénomènes du système actif simple auquel elles appartiennent évidemment comme[205] une de ses dépendances. Elles sont par rapport à ce système, ce que les affections sont au système sensitif représentatif. Encore une fois on doit appeler sensitif que ce qui est produit immédiatement par les sens. J'ai trouvé tout à fait mauvaise cette synonymie de votre tableau : recordation ( ou réminiscence sensitive), qu'ont à démêler avec les sens la reconnaissance, l'amitié, l'amour de la patrie, etc... Comment donnez-vous l'épithète sensitive à un phénomène que vous placez vous-même dans un système entièrement diffèrent des systèmes sensitifs. . Mélanges des phénomènes affectifs et des phénomènes représentatifs. C'est là un autre défaut de votre tableau, j'y trouve ceci : C. Désirs c. Croyances.[206] Que de contradictions dans cette ligne. ° Le désir est un phénomène-trace, c'est la trace d'une affection agréable, trace liée à l'image de l'intuition sensitive qu'accompagnait cette affection. Il faut bien distinguer le besoin du désir, le besoin de la faim. Dans un enfant qui n'a encore rien pris, est une affection simple causée par les contractions de l'estomac , comme la colique par celle des boyaux. Il n'y a désir que quand l'image d'un plaisir précédent est présente, c'est un cas particulier de ce que j'appelais tendance pour désigner à la fois l'attrait et la répugnance, désir ne peut en français désigner que l'attrait. ° Un phénomène causé par un autre n'est pas pour cela la trace, s'il n'en est pas une image ou un souvenir, un fac-similé. Quand toutes nos croyances seraient causées par nos désirs, comment[207] admettre que la croyance fut une image du désir ou un souvenir d'avoir désiré ? Il est très vrai que nos émotions influent sur nos croyances. Vous avez fait là une excellente observation, mais il n'y eut-il que cette sorte de croyances, elle ne serait pas pour cela des traces de ces émotions. °. Toutes les croyances ne sont pas dues à cette cause. On dit à un enfant qu'il a des antipodes, que la mer monte et descend chaque jour sur les rivages, que le [illisible] sabre de Mahomet a coupé la lune en deux, que la Salamandre vit dans la feu, etc. Il croit tout cela également par le même principe. Quels sont les désirs causes de ces croyances ? De quelque cause passive que vienne la croyance elle est toujours de même nature. Vous avez aussi mêlé des actions de la volonté parmi les phénomènes représentatifs. L'attention, la[208] réflexion ( dans le sens où je crois que vous avez pris ce mot, celui d'attention volontaire continuée), le rappel volontaire etc... Ce sont là des cas particulier de l'action volontaire de la volition, expression que vous avez rejetée quoiqu'aussi juste que précise, et consacrée au seul cas d'une action volontaire actuelle par les meilleurs psycologistes. C'est un double emploi que de reproduire ainsi ans le tableau des cas particuliers de volitions, sous des dénominations propres.

J'ai été bien fâché de trouver dans votre tableau idée ou souvenir, Comme si ces deux mots étaient synonymes . L'idée est un élémentsimple de l'entendement, le souvenir est le groupe de cet élément et de l'idée du passé, idée, simple, primitive et sui generis que j' appelle réminiscence. J'ai l'idée du rouge c'est[209]à-dire la trace du rapport de ressemblance que j'ai perçu entre tous les rouges sans penser au passé, ni aux diverses époques où j'ai vu des objets rouges. Cela n'a rien de commun avec le souvenir. Mais si à l'image du Louvre, ou à la notion d'un triangle rectangle se joint la réminiscence de l'époque où j'ai vu l'un et conçu l'autre ; l'ensemble qui en résulte est un souvenir. Le souvenir consiste à pense[r] j'ai vu autrefois le Louvre, c'e[st] un mode de coordination, et la trace du jugement personnel porté alors : je vois le Louvre. Voilà ce qui m'a le plus frappé en lisant votre tableau dont j'aime d'ailleurs beaucoup l'ensemble. Je vous en dirai d'avantage quand j'aurai lu le cahier d'observation qui y est joint, et que vous m'aurez dit ce que cette lettre, et le paquet que je remis hier à Mr. D'Allemagne, vous auront fait penser. Mais comment vous écrire les petites observation de[210] détail, au nom de la psychologie et de l'amitié venez à Paris avant le mois d'avril où je serai vraisemblablement obligé de voyager, peutêtre pour quatre à cinq mois. Je vous embrasse mille fois. A. AMPERE

A Monsieur Maine [de ]Biran, membre du corps législatif, auparavant sous-préfet à Bergerac, dép[artemen]t de la Dordogne.

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