To Pierre Maine de Biran   10 octobre 1808

[1] J'ai reçu deux lettres de vous, mon cher ami, depuis la dernière que je vous ai écrite, l'une très peu de jours après le départ de la mienne, l'autre avant hier. Vous avez vu parce que je vous y disais que, lorsque vous m'aviez écrit à la fin d' août au sujet d'un élève qui aurait désiré se présenter à Paris, le concours était déjà fermé dans cette ville, il en est de même pour le jeune Coste L'Oreille, il y a huit jours que la promotion est faite et irrévocablement arrêtée, son nom n'est pas sur la liste que j'ai copiée à mesure pendant la tenue du jury. Au reste voici comme [2] se fait la promotion. Chaque examinateur remet à l'école la liste de ses élèves admissibles rangés par ordre de mérite. On assemble le jury qui décide combien on en prendra de chaque liste. Le nombre fixé, on les compte par ordre et on coupe la liste. Il ne dépend plus du tout de l'examinateur ni de personne au monde de rien changer à la décision qui résulte de cette opération. M. Dinet en portait je crois 37 admissibles. Il en voulait absolument 24, mais M. Francœur et moi avons si bien plaidé la cause de ceux que nous avions examinés qu'on lui a coupé sa liste [3] entre le 19me et le 24me. On a coupé la mienne de manière à en ôter 8 sujets que je regrette beaucoup, cela résulte nécessairement de ce que le nombre des places est déterminé, et qu'il y a toujours beaucoup plus de candidats admissibles que de places. J'ignore à quel rang était le jeune homme dont vous me parlez, mais sa non-admission prouve seulement qu'il s'en est trouvé 19 plus forts que lui dans la tournée entière de M. Dinet.

Je sais que M. Roman qui a été nommé inspecteur général en même temps que moi a fait ce qu'il a pu pour vous faire nommer. Mais qui n'avait[4] vu qu'une fois le grand maître, et qui n'avait aucune influence, je n'ai pu que former des vœux\pour votre nomination/, ils ont été trompés, du moins jusqu'à présent car il reste encore des places à donner. Quel bonheur c'eût été pour moi de me trouver votre collègue ! J'ai vu M. de Tracy il y a une dizaine \de jours/, il semble commencer à se remettre des douleurs si vives qu'il a éprouvées il y à peu de mois, mais sa santé ne paraît pas encore bien rétablie. J'irai le voir incessamment et je vous ferai passer la thèse et l'ouvrage s'il peut me les remettre.

Combien je désire que vous veniez cet hiver à Paris, ou qu'on me donne à faire comme[5] inspecteur, la tournée qui passe par Bergerac ! Il m'est impossible de vous dire quel bonheur ce serait pour moi de vous revoir, de vous embrasser !... Combien quelques conversations dissiperaient de doutes sur notre science chérie ! Combien elles identifieraient nos idées, et nous donneraient de moyens pour travailler de concert à la fixer sur des bases inébranlables ! Car tant qu'il n'y aura ni langage \commun/ ni principes absolument les mêmes, les [illisible] travaux d'ailleurs les plus utiles ne pourront produire que des progrès bien imparfaits, et des divergences d'opinion semblables à celles qui ont arrêté jusqu'à présent ceux de la plus noble de nos connaissances.

[6] Il y a sans soute encore quelques [illisible] \dénominations/ à changer dans [illisible] \ma/ nomenclature. C'est la première chose sur laquelle j'ai à vous consulter. Proposez-moi celles que vous jugerez les plus convenables. Quant à la classification même, j'ai employé trois ans à différents intervalles pour l'établir, je la médite depuis un an qu'elle est arrêtée. Je ne vois pas même de possibilité à y faire des changements importants sans en détruire tout l'ensemble. J'ai cependant besoin aussi de votre opinion à ce sujet, je ne pourrai me tenir sur de la mienne que si je vous la vois partager.

[7] je distingue tous les phénomènes en deux systèmes, celui des phénomènes relatifs aux connaissances, celui des phénomènes relatifs aux déterminations, c['est] à d[ire] à tout ce qui nous rend heureux ou malheureux, à tout ce qui est pour nous motif de choix, de préférence, en un mot tout ce qu'on a appelé système de la volonté. Cette distinction aussi ancienne que la psychologie , sous les noms d'entendement et de volonté, a été bien exposée dans la logique de M. de Tracy, chapitre IX, pages 432 et 433. Il y a bien quelques erreurs dans ce morceau mais je vous prie pourtant[8] de le relire. D'un autre coté il n'y a point de phénomène psychologique qui ne laisse après lui un autre phénomène qui en est comme la trace. Si l'on voulait faire une faculté de la mémoire considérée sous ce point de vue extrêmement général, elle donnerait à elle seule autant de phénomènes que toutes nos autres facultés, mais cet arrangement serait tout à fait vicieux, il faut placer chacun de ces phénomènes en quelque sorte conservateurs à coté de celui à qui il doit son existence, et qui en cessant l'a laissé après lui. De cette manière le tableau[9] des phénomènes se trouve divisé en 4 colonnes. [illisible] \Les /phénomènes 1 relatifs aux connaissances qui en laissent d'autres après eux, se trouvent dans la première ; ceux qu'ils laissent après eux dans la 2de ceux qui relatifs aux déterminations en laissent d'autres après eux prennent place dans la 3me colonne, ceux qu'ils laissent après eux dans la 4me cette division des phénomènes, qui est systématique ou[10] artificielle, n'a point pour objet de rapprocher des phénomènes de nature analogue. Elle n'est que pour mettre de l'ordre dans le tableau, et le graver dans la mémoire. Mon premier principe est que le système relatif aux connaissances et celui qui l'est aux déterminations ne peuvent se développer que l'un par l'autre, qu'ils se composent de phénomènes en même nombre exactement correspondants , qu'il n'y a de vraie analogie qu'entre les phénomènes qui se trouvent dans[11] chaque système répondre au même degré de développement et correspondent suivant les mêmes lignes horizontales du tableau. Ce sont ces lignes qui constituent les ordres naturels, la vraie classification des phénomènes. Faites bien attention à cela, je n'établis qu'une ressemblance en quelque sorte extérieure, et de langage, entre les phénomènes des mêmes colonnes, et une vraie analogie, fondée sur leur nature et celle des facultés qu'ils supposent en nous, entre les phénomènes des mêmes lignes horizontales. Je place dans les deux premières lignes les phénomènes qui[12] me paraissent composer le système de la sensibilité en prenant ce mot même dans le sens le plus étendu, celui qu'on lui a donné dans ces derniers temps , et dans les deux \lignes /suivantes les phénomènes qui dépendent directement de cette vue de nous-même que [illisible] vous nommez je crois aperception, et que pour éviter la confusion des deux mots prononcés de même : la perception et l' aperception, et plus encore parce que ces deux mots, d'après leur étymologie, désignent la même opération d' apercevoir , je préfère nommer[13] autopsie, mot français que mon dictionnaire, fait sur celui de l'Académie, définit : contemplation, mais qui veut dire littéralement d'après les deux mots grecs dont il est formé vue de soi-même. Voici maintenant la formation de ce tableau.

1re ligne. J'y place pour phénomènes relatifs aux connaissances, ce que nous sommes convenus d'appeler intuitions, et les images qu'elles laissent après elles ; et pour phénomènes relatifs aux déterminations les affections qui accompagnent les intuitions, et les tendances [14] qu'elles laissent après elles jointes aux images de ces intuitions, et en vertu desquelles nous avons de l'attrait ou de la répugnance pour ces images, suivant que les intuitions qu'elles retracent ont été accompagnées d'affections agréables ou pénibles.

Il est évident que les hommes qui rêvent, les animaux, etc. voient des rapports de grandeur, de ressemblances, etc. entre les intuitions ou images qui leur sont présentes les intuitions de rapports et les images de rapports qu'elles[15] laissent après elles ne dépendent donc pas plus de l'autopsie que les intuitions sensitives comme les couleurs, les odeurs, etc. Ces [illisible] \intuitions/ que je nomme comparatives sont comme les autres accompagnées d'affections, elles se combinent et s' abstraient de même, etc. Mais quoiqu'elles présentent assez d'analogie avec les intuitions sensitives pour porter un nom commun, elles doivent cependant en être soigneusement distinguées, il en est de même des affection sensitives et comparatives, voici comme j'ai cru devoir écrire la première ligne de mon tableau pour marquer[16] cette distinction :

intuitions
sensitives
comparatives
images
.
affections
sensitives
comparatives
tendances
. Une seconde ligne se forme naturellement, pour la partie relative aux connaissances des diverses coordinations des intuitions ou des images, qui laissent après elles des combinaisons d'images, et pour ce qui est relatif aux déterminations, des incitations ou déterminations à mouvoir produites par l'affection qu'on éprouve actuellement \ou /par la présence d'une image accompagnée d'une tendance.

J'aurais ici une foule de choses à vous[17] dire sur la correspondance qui m'a toujours frappé entre le phénomène qui consiste dans la réunion des intuitions ou des images \simples /en ce qu'on appelle des intuitions et des images complexes, et celui par lequel la présence de certaines intuitions ou images excitent en nous à cause des affections ou tendances dont elles sont accompagnées, [illisible] \une /détermination à nous mouvoir que je nommais autrefois réaction et \que j' appelle /à présent incitation, parce que réaction désigne le mouvement même, phénomène qui n'appartient[18] plus à la psychologie , mais seulement à la [illisible] \mécanique des corps vivants ou à/la physiologie, et qu'incitation est précisément être poussé à se mouvoir. Phénomène qui a lieu dans l'entendement quand même le mouvement ne s’exécute pas, ainsi qu'il arrive sans cesse dans nos rêves, ou les incitations à se mouvoir sont si fréquentes, et deviennent \souvent /une sorte de tourment pour celui qui les éprouve, et ne peut se mouvoir.

Nous avons déjà examiné la correspondance de ces deux phénomènes, et vous m'avez dit que c'était avec raison que je remarquais que les affections n'étaient point susceptibles de s'associer comme les intuitions en[19] divers groupes.

Je distingue deux sortes de coordinations comme deux sortes d'incitations, en effet il y en a qui ont lieu à l'instant où l'on a une intuition qui [illisible] se coordonne avec des intuitions simultanées par l'effet des causes mêmes qui donnent naissance à cette intuition, et qui est accompagnée d'une incitation déterminée par l'affection jointe à cette intuition. Dans ce cas qui [illisible] a lieu soit que l'intuition soit sensitive ou comparative, j' appelle immédiates les coordinations et les incitations. Je les appelle subséquentes quand les premières[20] ont lieu ensuite entre des images qui se réunissent dans un nouvel ordre, et que les incitations ont lieu de même en l'absence des causes qui font jouir ou souffrir, par la seule présence d'une image accompagnée d'une tendance. Les coordinations laissent après elles des combinaisons quand lesimages se reproduisent associées dans l'ordre où elles l'ont été par une coordination précédente. Les incitations, vu les mouvements qu'elles produisent, accoutument les organes à répéter ces mouvements , et laissent après elles ces dispositions à faire tous les mouvements nécessaires à la locomotion, à mille autres choses que nous faisons tous de la même manière sans y avoir jamais pensé. C'est ce que je nomme les habitudes physiques.

coordinations
immédiates
subséquentes
combinaisons
.
incitations
immédiates
subséquentes
habitudes physiques
.[21] telle est la seconde ligue de mon tableau.

Observez en passant que les images de rapports se coordonnent immédiatement comme les autres, et entres ensuite de même dans des coordinations subséquentes, ce que je pourrais vous montrer par des exemples que vous suppléerezfacilement, d'où il suit qu'en faisant des intuitions sensitives, et des comparatives deux phénomènes tout à fait distincts, il faudrait reconnaître quatre sortes de coordinations comme autant de phénomènes différents , ou plutôt se jeter dans un dédale de dénominations et de subdivisions. Quand l'homme a distingué par l'autopsie qui va nous offrir à sa suite une nouvelle série de phénomènes, sa propre existence[22] de ses modifications, et des êtres qui le modifient, les phénomènes précédents se multiplient, il a de nouvelles intuitions, images affections, etc. dont il n'était guère susceptible auparavant. Mais ce n'est pas une raison pour les séparer de celles qui ont lieu avant l'autopsie, de ce que je ne puis éprouver une affection par exemple, qu'autant que je vais la chercher au loin, ou que je me la procure par une suite de démarches volontaires, cela en change-t-il la nature ? Et ne doit-on pas dire la même chose de tous les phénomènes précédents , s'il est prouvé qu'il y en a de chaque espèce avant l'autopsie ? Or c'est ce qu'il est facile de démontrer. Car ce n'est que dans l'incitation[23] subséquente commençant à se tourner en habitude, que l'homme agissant en quelque sorte spontanément peut avoir cette vue de sa propre action qui constitue l'autopsie. Or l'incitation subséquente exige qu'une image accompagnée d'une tendance soit présente. Ce qui suppose une intuition et une affection dont elles soient les traces, et de plus qu'il y en ait eu plusieurs, et qu'il en soit résulté une coordination, sans quoi on ne voit pas, d'après la manière dont se fait en général la reproduction des images, comment il pourrait s'en présenter, accompagnées[24] de la tendance qui porte l'enfant à se mouvoir.

Je ne puis sans trop allonger cette lettre, déjà si longue, vous développer ce raisonnement, j'y reviendrai dans une autre lettre.

À l'égard au contraire des phénomènes qui vont suivre, non seulement il n'y a pas de raison pour en admettre aucun avant l'autopsie, mais ce serait tomber dans une contradiction manifeste, car ils supposent tous ou l'idée d'existence, ou celle du passé et de l'avenir, qui ne peuvent naître que de l'autopsie. Car il ne faut pas perdre de vue que les images telles que nous les avons considérées jusqu'à présent sont des modifications actuelles, distinguées des intuitions en ce qu'elles sont[25] et plus faibles, et d'une autre nuance si l'on peut parler ainsi, mais sans [illisible] réminiscence, sans aucune notion distincte d'un temps antérieur.

Je voudrais avoir le temps de vous développer comment je conçois ce passage des incitations subséquentes à l'autopsie, comment la succession, le passé et l'avenir d'une part, de l'autre la causalité, la connaissance de sa propre existence, et de celle des êtres extérieurs en résultent, mais qu'ai-je besoin de vous le raconter quand c'est vous qui me l'avez appris. En même temps que l'autopsie a lieu dans le système relatif aux connaissances la volition naît dans celui relatif aux déterminations. La volition [26] diffère essentiellement de l'incitation, même subséquente, en ce qu'elle est seule accompagnée de cette conscience qu'on peut, et qu'on va agir, [illisible] pour produire tel effet. Au lieu que le caractère de l'incitation est d'être porté à agir instinctivement sans savoir ce qu'on fait, et sans connaissance de ce qui en résultera.

Je distingue l'autopsie et la volition en simples et réfléchies. Simples quand on se reconnaît pouvant agir, réfléchies quand [illisible] par un [illisible] développement ultérieur de l'autopsie on s'est reconnu non seulement comme pouvant agir, mais comme maître d'agir ou de ne pas agir. [illisible] [27] Par l'autopsie nous sentons notre propre existence, nous voyons en même tels que c'est nous qui avons les intuitions, les affections, les images, les tendances, les coordinations etc. qui nous sont effectivement présentes. Je crois que c'est alors que vous changez le nom des intuitions, et des images, pour leur donner ceux de perceptions, et d'idées, je crois que vous donnez dans le même cas le nom de sensation à l'affection, cette dernière dénomination [illisible] me semble tout à fait admissible parce que ce mot a toujours désigné la réunion de l'intuition [illisible] et de l'affection qui l'accompagne. Je vous prouverai quand vous voudrez par des faits auxquels je ne vois rien[28] à répondre, qu'en général la sensation se compose d'une partie représentative qui est ce que nous nommons intuition, et d'une partie affective qui est l'affection. Il y a seulement un assez grand nombre de sensations dont l'habitude a tellement détruit pour nous la partie affective, qu'elles se trouvent réduites à de pures intuitions. Mais il n'y a de sensation réduites à la seule et simple affection, que celles qui nous rendent heureux ou malheureux sans que nous sachons que nous les avons. Cela paraît un paradoxe, mais l'expérience prouve que l'altération de certains viscères en produit de telles, et \nous /rend tristes et[29] malheureux\par exemple, / sans nous faire éprouver une douleur déterminée, que nous puissions reconnaître et rapporter à une partie de notre corps. Alors nous attribuons nos peines aux circonstances de notre vie, aux craintes de grands malheurs, nous ne savons pas que la cause en est dans une sensation purement affective, qui n'ayant point rien de représentatif ne peut être reconnue ni localisée par nous. Mais s'il y a quelque chose de certain au monde, c'est que les saveurs, les odeurs, la colique, les autres douleurs, la faim, la soif, etc. sont non seulement affectives, mais ont quelque chose de représentatif, de véritables intuitions, puisqu'on sait[30] quand on les a, qu'on les reconnaît quand elles reviennent, etc.

Je ne doute nullement, [illisible] quoique le sens de l'odorat soit celui où les affections prédominent davantage les intuitions, qu'un aveugle ne parvint avec un peu d'étude à [illisible] \reconnaître/ aussi bien les fleurs d'un parterre par ce sens que nous par la vue. Quoiqu'il en soit il me paraît tout à fait superflu de changer ainsi les noms de certains phénomènes, parce qu'il en naît un nouveau qui les éclaire en quelque sorte d'une nouvelle lumière, mais n'y fait pas un véritable changement je continuerai donc à me servir des mots intuitions et[31] images, pour désigner ces phénomènes après l'autopsie comme avant. J'avoue que j'aurais bien mieux aimé les appeler perceptions et idées avant comme après. C'est le sens de ces mots chez toutes les personnes à qui j'ai fait part de mon tableau. Excepté vous mon cher ami, je ne sais personne qui trouve que ces deux derniers mots ne doivent être employés que quand il y a en même temps autopsie. Je crois qu'il en [est ]de même dans les ouvrages, et que s'ils ne le disent pas expressément, c'est que plusieurs, et surtout M. de Tracy, pensent que l'autopsie est inhérente à toutes nos[32] modifications. Il y a bien plus, c'est que plusieurs personnes à qui j'avais fait sentir la différence d'une intuition simple et d'une intuition accompagnée d'autopsie, et à qui je disais qu'on pouvait marquer cette différence en nommant les unes intuitions les autres perceptions prenaient toujours le sens inverse du votre, et entendaient, en se conformant à ce qu'il me semble à l'étymologie, par perception l'acte de voir simplement et sans retour sur soi-même, et par intuition, celui de voir en soi, de voir avec jugement que l'on voit. C'est dans ce sens que Locke [33] a dit que nous n'avions de connaissance intuitive que celle de notre propre existence, etc. quoiqu'il en soit une pareille ne peut être qu'une question de mot, qui ne vient que du sens complexe que vous vous êtes accoutumé à donner au mot perception. Comment un psychologue ne sentirait-il pas combien vous auriez de peine à changer cette habitude pour reprendre ce mot dans le sens simple et ordinaire. Mais aussi comme les personnes qui ont pris une habitude opposée seront choquées de la première ligne de mon tableau, et comme [illisible] on la trouverait naturelle et conforme au[34] langage ordinaire si je l'écrivais ainsi

perceptions
sensitives
comparatives
idées
.
affections
sensitives
comparatives
tendances
. Mais je me suis conformé à votre langage et je vais continuer. Cependant si vous vouliez me faire un grand plaisir ce serait de relire une fois toute ma lettre en mettant perception partout où il y a intuition, et idée partout où il y a image. Revenons à mon tableau. L'autopsie forme à chaque instant comme un noyau autour duquel se trouvent rangées les intuitions, les images, etc. [illisible] Cette réunion [illisible] constitue pour nous une connaissance complète de notre[35] manière d'être actuelle, car avant l'autopsie, il n'y avait pas de vraies connaissances, mais seulement de simples représentations. Par elle on sait qu'on sent quand on sent, qu'on souffre quand on souffre, etc. or il me semble que ce n'est que lorsque par cette sorte de vue redoublée de ce qu'on voit, on sait qu'on voit, que quand ensuite l'image de ce qu'on a vu se représente, qu'elle est accompagnée de la connaissance qu'on l'a vue, c'est-à-dire de la réminiscence, que je regarde comme le phénomène que l'autopsie laisse après elle. [illisible] la réminiscence nous fait connaître[36] notre moi passé, comme l'autopsie notre moi actuel, et comme celle-ci, jointe à tout ce que nous éprouvons actuellement, nous donne la connaissance complète de notre étal actuel, la réminiscence jointe aux images de [illisible] \tout /ce que nous avons éprouvé à une certaine époque, nous donne la connaissance complète de ce que nous étions alors.

Notre état actuel et nos états passés sont les seules choses dont nous puissions avoir une connaissance immédiate. À l'égard des volitions \quand /elles sont exécutées sur le champ, elles ne laissent pas proprement de phénomènes après elles, mais quand, par un développement[37] ultérieur, nous avons appris à vouloir non pour le moment même, mais pour une époque postérieure plus ou moins éloignées, alors entre la volition et son exécution, la volonté de faire l'action voulue se conserve, lors même qu'on oublie les motifs qui ont fait prendre la volition, et c'est là le phénomène que la volition laisse après elle. Voici donc comme j'écris la troisième ligne de mon tableau :

autopsie
simple
réfléchie
réminiscence
.
volitions
simple
réfléchie
volontés
.

Passons maintenant à la quatrième.[38] Je viens de vous faire observer que nous n'avons de connaissance immédiate que de notre état actuel, et de nos états passés, de cette connaissance nous en déduisons d'autres, dont la première est celle de l'existence réelle des êtres, qui résistent à notre volonté, et en nous faisant connaître les bornes de notre propre puissance, nous apprennent que notre bonheur et notre malheur ne dépendent pas seulement de nous, et nous font connaître la crainte, l'espérance, et tous les sentiments analogues. J' appelle déductions les actes par lesquels nous passons de la connaissance immédiate à d'autres connaissances, et[39] émotions les sentiments dont je viens de parler.

J'observe ensuite que nous ne cherchons d'abord à connaître des autres êtres que ce qu'ils sont par rapport à nous, qu'ensuite nous allons jusqu'à rechercher ce qu'ils sont en eux-mêmes, que d'abord nos émotions se rapportent à nous-mêmes, mais qu'en nous occupant de ce que d'autres êtres sont en eux-mêmes nous concluons de nos déductions qu'ils jouissent et souffrent comme nous. De là une seconde sorte d'émotions qui ne se rapportent plus à nous. Rien n'est mieux marqué que l'analogie de ces deux sortes de[40] déductions, et de ces deux sortes d'émotions, je n'ai pu cependant trouver, comme pour les autres phénomènes, d'épithètes communes propres à en exprimer la distinction. J'ai été obligé de dire déductions relatives et absolues, et émotions personnelles et sympathiques. Quand aux phénomènes qui restent après ceux-là, les déductions laissent des croyances qui se conservent lors même qu'on ne pense plus aux raisons qui nous ont guidés dans ces déductions ; les émotions ne laissent pas des traces aussi explicites, mais elles nous[41] modifient profondément, et leurs traces pour être inaperçues par l'esprit superficiel n'en sont, aux yeux du vrai philosophe, que plus importantes à considérer les passions et les vertus, l'état de mélancolie, celui de gaieté habituelle, etc. sont une suite des émotions qui ont rempli le cours de la vie. Peut-être est-ce là tout le secret de l'éducation des hommes comme de celle des peuples, quelles émotions faut-il exciter en eux pour leur donner tel caractère, telles habitudes morales ?

Quoiqu'il en soit voici la 3me ligne de mon tableau.

déductions
relatives
absolues
croyances
.
émotions
personnelles
sympathiques
habitudes morales
. Et voici le tableau entier :[42]
phénomènes relatifs
à la délégation des connaissances. à la conservation des connaissances. à la génération des déterminations. à la conservation des déterminations.
intuitionspers.
sensitives
comparatives
images
affections
sensitives
comparatives
tendances
coordinations
immédiates
subséquentes
combinaisons.
incitations
immédiates
subséquentes
habitudes physiques
autopsie
simple
réfléchie
réminiscences.
volitions
simples
réfléchies
volontés
déductions
relatives
absolues
croyances.
émotions
personnelles
sympathiques
habitudes morales.
J'ai séparé dans ce tableau tous les phénomènes en quatre systèmes partiels dont le premier pourrait s'appeler le système des représentations, le second le système affectif \des déterminations physiques/, le 3me le système \des /connaissances [illisible] \proprement dites/ système déterminatif, car ce n'est que quand on est arrivé aux deux dernières lignes qu'il y a de vraies connaissances, et le [illisible] \4me le système/ [43] déterminations\morales/. Cette division m'a été suggérée par une de vos lettres, où vous me la proposiez pour ce qui est des deux premières lignes. Je vous prie de me dire s'il ne vous paraît pas que cet ordre pourrait bien être le meilleur de tous. Alors je regretterais de ne l'avoir pas suivi dans l'exposition précédente. Je crois qu'elle en aurait été plus claire et même plus courte, mais vous y suppléerez facilement. Cette lettre est si volumineuse que je vais prier quelqu'un de la recopier pour en diminuer la masse et le port. Je suis obligé de sortir et n'ai pas le temps de vous dire tout ce que mon cœur vous dicterait. Que le votre en soi l’interprète. Adieu mon cher ami, je vous embrasse une fois de tout mon cœur.[44] J'avais d'abord fini là ma lettre, mais J' ai [illisible] eu occasion de voir ce matin M. Dinet je lui ai parlé de M. Coste L'oreille, j'ai su qu'il était le 23me de sa liste, en sorte que s'il en avait obtenu 24 comme il le voulait absolument, ce jeune homme aurait été admis. Il en fait grand cas, et m'a dit d'écrire à ceux qui pourraient s'intéresser à lui, qu'il convient [illisible] de faire tous les sacrifices possibles pour qu'il continue ses études mathématiques cette année pour se présenter l'année prochaine. M. Dinet ne doute pas qu'il ne soit alors reçu dans les meilleurs rangs.

[illisible] [45] \Quant /à la division en quatre systèmes partiels, je vais [illisible] faire ici un \tableau /qui ne soit divisé que de cette manière sans rien changer d'ailleurs aux places occupées respectivement par chaque phénomène. Et comme depuis que j'ai tracé le précédent j'ai deux nouvelles autorités pour remplacer intuitions et images par perceptions et idées, je vais essayer de remettre ceux-ci à la place que je crois leur convenir, sauf à rétablir intuitions et images si vous ne pouvez pas vous accoutumer à un langage qui me paraît celui de tout le monde. J'ai d'ailleurs appris d'aujourd'hui qu'intuition en anglais a un sens tout opposé à celui que vous lui donnez , et qu'il signifie presque exactement ce que je nomme autopsie.[46]

phénomènes relatifs
aux connaissances. aux déterminations.
système des représentations. système des déterminations physiques.
perceptions
sensitives
comparatives
idées
affections
sensitives
comparatives
tendances
coordinations
immédiates
subséquentes
combinaisons.
incitations
immédiates
subséquentes
habitudes physiques
système des connaissances proprement dites. système des déterminations morales
autopsie
simple
réfléchie
réminiscences.
volitions
simples
réfléchies
volontés
déductions
relatives
absolues
croyances.
émotions
personnelles
sympathiques
habitudes morales.

Je dis toujours relatifs aux connaissances, et non qui sont des connaissances. Une simple intuition ou image n'est pas une connaissance, mais c'est un phénomène du système relatif aux connaissances.

Please cite as “L1164,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1164