To Pierre Maine de Biran   4 septembre 1812

[221] 4 7bre [septembre] 1812

J'ai reçu mon cher ami, votre dernière lettre avec d'autant plus de plaisir que je vois que nous sommes enfin presqu'absolument d'accord sur tous les points. Il n'y en a [illisible] plus que deux où nous ne sommes pas d'accord, et encore à l'égard de l'un d'eux je crois que vous n'avez pas compris ce que je voulais \dire /, c'est par celui-là que je vais commencer afin de réserver pour la fin la discussion la plus longue et la plus épineuse.

Suivant moi il n'y a de jugements que lorsqu'une nouvelle idée ou une nouvelle notion augmente la somme d' éléments déjà réunis en s'y joignant. Soit dans le jugement comparatif lorsque c'est une idée \de rapport / de ressemblance ou de dissemblance, aperçue entre deux choses indépendantes l'une de l'autre, soit dans le jugement intuitif lorsque c'est une notion. La description à l'aide des signes institués d'un groupe déjà tout formé dans l'esprit, que tant d'auteurs ont pris pour un jugement, n'est qu'une[222] action volontaire, un emploi de notre faculté de vouloir, ce n'est point dans les systèmes de l'entendement qu'elle doit trouver place, puisqu'elle n'ajoute rien à ce que nous pensions ou sachions déjà.

Ainsi tout sera fixé par ces deux définitions : °. Il n'y a jugement que quand un nouvel élément, rapport ou relation vient grossir le groupe en s'y joignant. °. Si ce rapport dépend de la nature des choses comparées, le jugement est comparatif, si c'est une relation qui ait lieu en vertu du mode de réunion ou de coordination, quelqu'il soit, indépendamment de la nature des choses réunies ou coordonnées, c'est un jugement intuitif puisqu'il repose sur la nature même de ce mode de coordination, et non sur celle des éléments, et que les modes suivant lesquels nous pouvons coordonner sont les vraies lois de notre intelligence.

Parmi ces modes se trouvent ceux de l'espace, de la causalité, de la durée [223] etc. Celui de la classification s'y trouve aussi, il est aussi une loi de notre intelligence, qui pour se développer plus tard ne lui est pas moins essentielle. Sans elle que serionsnous ? Or pour savoir ce qui dans ce que nous savons relativement à ce mode, dépend d'un jugement intuitif, il faut voir ce qui est nécessaire, aussi nécessaire que les axiomes de la géométrie, ce qui est évident dès qu'on l'examine un peu, ce qui est absolument indépendant des choses coordonnées, et qui n'est vrai par conséquent que parce que ce mode d'union existe en nous de cette manière. Or les axiomes logiques : °. Ce qui est vrai du genre est vrai de l'espèce, mais ce qui est faux du genre peut être ou n'être pas vrai de l'espèce, et au contraire ce qui est vrai de l'espèce peut être vrai ou faux du genre, mais ce qui est[224] faux de l'espèce est nécessairement faux du genre. °. Deux propositions négatives ne peuvent entraîner aucune conséquence. °. Deux propositions qui ont le même attribut ne peuvent conduire de même à aucune conséquence. etc. etc.

Et tant d'autres qui constituent la théorie d'Aristote sont aussi nécessaire qu'aucune autre vérité intuitive, et aussi indépendantes de la nature des choses qu'on a disposées arbitrairement dans les cadres de genres et d'espèces, que les propriétés du triangle rectangle le sont de la nature des couleurs ou des sensations tactiles disposées dans cette forme. Vous me dites que je suis le premier qui ait assimilé ces choses là. Tous les métaphysiciens un peu raisonnables l' ont fait. Vous trouverez partout, excepté dans Condillac et consorts , que ces lois du jugement et du raisonnement sont de la même nature, et du même genre d'évidence que les axiomes et les théorèmes de la géométrie, et de la métaphysique. Aussi Kant les admets-il parmi ses jugements synthétiques a priori. Réfléchissez un peu au passage suivant :[225] [illisible] [226] Tout le système des connaissances humaines peut être rendu par une expression plus abrégée, et tout à fait identique : les sensations sont des sensations. Si nous pouvions, dans toutes les sciences, suivre également la génération des idées, et saisir le vrai système des choses, nous verrions d'une vérité naître toutes les autres, et nous trouverions l'expression abrégée de tout ce que nous saurions dans cette proposition : le même est le même. (Cours d'étude, Art de penser, pag. 123) Ce passage est cité au bas de la page 348 du tome Ir de l' Histoire des systèmes de philosophie par M. Degérando.

Et dites moi en quoi cette théorie que La Romiguière répète à toutes les pages de ses paradoxes de Condillac diffère de ce qu'a répété Locke dans le chapitre des propositions frivoles que je vous avais cité. On dirait que vous n'avez jamais ces admirables essais sur l'entendement humain, quand vous ne faites pas attention que c'est un ouvrage partout opposé au sottises de Condillac, sur le temps , sur l'espace, sur la vue intérieure de soi-même, sur la nature du raisonnement, et surtout sur le peu d'influence que Locke donne aux signes. Comment pouvez-vous l'accuser de penser comme Condillac en ne regardant[227] les jugements comme quelque chose que quand ils sont énoncés. Tandis que Locke allant trop loin dans le sens inverse n'accorde aux signes que l'avantage de fixer les idées, et de nous fournir le moyen de ne pas oublier des propositions auxquelles il pense qu'on parviendrait également sans leur secours, par une vue immédiate de ce qu'il appelle la convenance et la disconvenance des idées. Il réunit sous cette expression la comparaison, l'intuition et le jugement d'extériorité. Voyez les différences qu'il faut des jugements , et ce qu'il dit des trois genres de connaissances : les intuitives, les démonstratives, et les hypothétiques.

Mon ami, c'est ce livre de Locke et celui de Kant que vous auriez besoin de lire avant de mettre la dernière main à votre ouvrage. Vous n'avez aucune idée de Kant que l'Histoire des systèmes de philosophie et l'ouvrage de Villersn'ont songé qu'à défigurer par des motifs contraires. Il s'est trompé dans ses conséquences, mais comme il a profondément marqué les faits primitifs, et les lois de l'intelligence humaine. Vous vous en rapportez aveuglément à son égard[228] ce qu'en ont dit MM. de Tracy et Dege[rando] qui l'ont traité comme Condillac a fait à l'égard de Descartes, et souvent de Locke, tordre ses expressions pour lui faire dire tout le contraire de ce qu'il a dit.

J'ai été bien surpris encore quand j'ai lu que vous croyez que les axiomes de la géométrie avaient quelque chose à démêler avec la ridicule identité. Nous les étudierons ensemble, et vous verrez que c'est là qu'elle est la moins applicable. Il y a quelques uns de ces jugements intuitifs, comme celui des parallèles, que Kant a mis au rang de ses jugements synthétiques a priori, qu'on cherche depuis 2000 ans à démontrer, quoiqu'on en voie intuitivement la vérité, et de l'aveu de tous les géomètres, ces malheureuses tentatives n'ont jamais conduit qu'au cercle vicieux.

Vous me dites que vous voudriez distinguer deux sortes d'intuitions, l'une extérieure, l'autre intérieure. La première pour les vérités relatives à l'espace les autres pour celles qui le sont à notre propre existence , à la causalité, à la durée, j'avais déjà marqué cette distinction en disant que l'intuition, consistant toujours à voir le mode[229] d'union indépendamment des choses unies ou coordonnées, se subdivise en autant de sortes qu'il y a de systèmes. L'intuition appliquée aux réunions du premier système donne toutes les notions mathématiques de nombres, de formes etc. C'est votre intuition extérieure. L'intuition appliquée aux réunions du 2d système est votre intuition intérieure, que j'appelais je crois métaphysique. L' intuition appliquée aux réunions du 3me système que j'appelais dans la même lettre intuition logique, n'est ni moins remarquable que les deux précédentes, ni moins différentes de chacune d'elles qu' elles le sont entre elles, outre toute cette théorie d'Aristote qui vient en partie de cette 3me sorte d'intuition, et en partie de la quatrième où l'intuition, phénomène fondamental du 4me système se replie sur ce système luimême. L'intuition logique est la faculté par laquelle le langage a été inventé, comme je vous le montrerai plus en détail quand vous serez ici, en vous faisant voir que le 3me système suffit seul dans l'enfant pour qu'il puisse recevoir de ses parents un langage tout fait, mais qu'un langage ne peut être inventé que par l'application du 4me système au 3me.[230] Ainsi la principale différence qu'il y a entre nous sur ce point, consiste à ce que je pense que nous nous rendons compte par l'intuition de tous les modes d'unions entre des éléments quelconques, quand nous voyons ces modes indépendamment des éléments unis. Et que je distingue autant d'applications différentes de l'intuition qu'il y a de modes d'unions absolument différents , c'est à dire autant qu'il y a de systèmes, qu'en conséquence la notion des genres et des espèces, considérée indépendamment des choses classées, est du à l'intuition comme la notion de l'étendue et de la durée, indépendante des choses coordonnées dans l'espace ou le temps , et que les axiomes de la logique d'Aristote qui ont toute la nécessité et la généralité de ceux de la géométrie, qui ne dépendent pas plus des choses rangées dans le cadre d'une classification, que celle de la géométrie ne dépendent des choses rangées dans le cadre de l'étendue, ont la même origine l'intuition, et sont[231] également des jugements intuitifs, qui, lorsqu'on passe des axiomes aux propositions qu'il faut démontrer,) s'enchaînent également en raisonnements . Tandis que vous semblez n'admettre l'application de l'intuition qu'aux modes d'unions des deux premiers systèmes, le sensitif et l'actif. Mais je ne vois pas comment vous pouvez alors rendre raison de ce qui est reconnu par tous les métaphysiciens raisonnables, savoir que les axiomes et les démonstrations des formes du raisonnement déterminées par Aristote, ont toutes les propriétés des axiomes et des démonstrations mathématiques. Je crois être le premier qui ait vu l'origine de cette analogie, reconnue empiriquement par les autres, et qui en ait reconnu le principes commun tout en reconnaissant qu'il y a entre ces deux sortes d'applications de l'intuition et de la faculté de raisonner la différence qui met nécessairement la diversité des modes d'unions qui en sont l'objet. Il y a un autre point sur lequel nous aurons peut-être plus de peine à nous[232] accorder, car la moindre réflexion sur la question précédente, ne peut manquer de vous faire voir l'exactitude de ce que je viens de vous exposer, et que ce n'est pas lorsqu'il s'agit de cette propriété capitale de l'intelligence humaine, de classer et de dénommer tout ce qu'elle sent, connaît, ou imagine, que vous pouvez refuser à l'intuition de nous faire connaître les classes, genres, espèces, et les vérités nécessaires qui en résultent, quelques soit la classification, indépendamment de la nature des choses classées. L'autre question qui nous reste à discuter est celle de l'origine de l'étendue, que vous semblez croire possible dans un être dépouillé de sens étendus comme la [illisible] rétine et la peau, tandis qu'il me semble facile de démontrer rigoureusement que cela est absolument impossible, et que comme dit Kant, l'étendue est la forme de notre sensibilté extérieure comme la durée est la forme de notre sensibilité intérieure. Il entend[233] par cette dernière expression ce que nous nommons l'autopsie.

Il faut d'abord faire attention que l'étendue est absolument indépendante de l'extériorité. Car °. Dans un être \sentant /passif, et par conséquent sans moi et sans durée reconnue par lui, qui serait doué d'un organe tel que la rétine ou la peau, il y aurait des représentations étendues dans lesquelles cet être sentant serait aussi complètement confondu et identifié que la statue de Condillac, le serait avec l'odeur de la rose. N'est ce pas le cas où vous supposez les animaux ? °. Dans un être actif au contraire privé de sens étendus, il y aurait non seulement un moi distinct des sensations musculaires qu'il produirait, mais encore connaissance d'autres causes, ou causes extérieures, quand il éprouverait des sensations musculaires qu'il n'aurait pas produites. Mais ces causes seraient à l'image de son moi, et simples comme lui, des êtres simples [illisible] sont conçus hors les uns[234] des autres sans qu'il y ait pour cela étendue. Ce qui la constitue c'est la contiguïté, la divisibilité indéfinie qu'il ne peut exister que dans des sensations étendues.

Il y a plus. Vous supposez un être actif revêtu dans tous ses membres d'une peau cornée et insensible, qui soit arrêté dans ses mouvements volontaires par différents obstacles, comment pourra-t-il seulement soupçonner que ce sont différents obstacles ? Si sa peau était sensible il le reconnaît à ce qu'il serait tantôt arrêté par du poli, tantôt par du rude, tantôt par du chaud, tantôt par du froid, etc. Encore s'il n'y avait qu'un point sensible, sa manière d'être serait plutôt d'être arrêté par un autre être unique et inétendu, tantôt poli, tantôt rude, etc. Car rien ne peut lui faire distinguer le cas où il toucherait toujours le même point avec des propriétés variables de celui où ce serait différents points conservants chacun une même propriété. Vous me[235] parlerez peut-être de ce que M. de Tracy appelle la sensation de mouvement. Auriez-vous oublié qu'après en avoir discuté longtemps vous convîntes avec moi, il y a quelques années, que c'était un paralogisme manifeste, ce paralogisme vient de ce que nul ne réfléchit l'habitude, comme vous dites au commencement de votre premier ouvrage. En effet je suis dans l'obscurité, je tiens mon bras tendu et immobile, par l'égale contraction des muscles fléchisseurs et extenseurs, j'éprouve une certaine sensation musculaire, je remue mon bras, j'en éprouve une autre. Ces deux sensations sont également hors du moi dans le monde intérieur, (j'entends par là l'assemblage du moi et des sensations musculaires). Je m' aperçois également dans les deux cas et immédiatement, que c'est moi qui suis la cause de ces sensations. Mais elles n'ont rien intrinsèquement et ne peuvent rien avoir qui [illisible] donne à l'une d'elles une propriété que l'autre n'a pas. C'est uniquement parce que la vue ou le tact de l'autre main, ou du reste du corps dans l'aveugle, m'ont appris que la seconde concourrait constamment[236] avec le déplacement de mon bras dans l'étendue extérieure, et la première à l'immobilité dans cette même étendue, que je sais dans l'obscurité, et sans toucher mon bras avec l'autre mais, qu'il change de lieu dans un cas et non dans l'autre.

La notion du mouvement n'est que celle du déplacement, on peut éprouver la sensation musculaire correspondante sans savoir qu'on se meut, avant que ces deux choses ait été liées par l'habitude et l'expérience. Pour acquérir la notion du mouvement, en tant qu'il consiste dans le déplacement, et sans cela il ne pourrait faire connaître l'étendue, et il n'y aurait même aucun rapport, il faut pour cette notion avoir °. Une étendue immobile qui ne peut être donnée que par la sensibilité extérieure, comme dit Kant ; °. Le temps donné par la perdurabilité du moi. °. Une sensation tactile, dans le cas où c'est la main qui se meut, qui corresponde successivement à différentes portion de l'étendue immobile. L'aveugle de naissance n'a l'étendue que[237] parce que des portions d'étendue tactile égale à [la ]main lui sont données chacune en une seule contuition dont toutes les parties sont simultanées, et qu'au moyen de contuitions successives qui ont constamment des parties communes ainsi [diag], ( en représentant chaque contuition par un des petits cercles de ce croquis), il se forme une seule coordination de toutes ces contuitions, comme un raisonnement se forme de jugements intuitifs successifs par des termes communs, aux jugements intuitifs précédant et suivant.

J'ai porté tout cela au plus haut degré de clarté dans une explication de la manière dont les résistances se placent dans l'étendue qu'elles empruntent des sensations étendues de la vue et du tact. Sans cela les résistances seraient des causes extérieures, inétendues comme le moi.

Je suis obligé d'aller à Lyon, mais je serai de retour ici avant la fin d'octobre. Écrivez moi, je vous en prie, à M. Ampère, chez M. Bredin fils, professeur d'anatomie à l'école vétérinaire, près des portes de Vaize, à Lyon (Rhône). Adieu mon cher ami je vous embrasse de toute mon âme. A. Ampère

[14]Tableau des jugements et des déductions qui sont formés par leur enchaînement.

Jugement mathématique. Jugement noologique. Jugement syllogistique.
Raisonnement. Démonstration mathématique. Démonstration noologique.
Jugement docimastique. Jugement étiodectique. Jugement métaphysique.
Détermination. Démonstration diodectique. Démonstration métaphysique.

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