To Pierre Maine de Biran   15 avril 1809

[101]Je vais commencer, mon cher ami, par répondre aux questions étrangères à la psychologie dans la crainte d'oublier d'y répondre si je m'y livrais une fois. Il n'y a jamais eu rien de changer dans la place de notre ami au ministère de l'Intérieur, et il n'y a nulle apparence qu'il y arrive des changements , il en a repris en arrivant les fonctions comme par le passé. Toutes les commissions d'inspecteurs généraux sont parties pour les départements de chaque tournée, je partirai bientôt pour celle de la Bretagne qui m'est destinée, je n'ose me flatter de vous voir, car je crois que Bergerac est compris dans celle de Bordeaux, Toulouse ,[102] etc. dont sont chargés MM. de Champeaux et le prévost d' Iray. Quant à l'espoir que 'avais conçu pour vous mon cher ami, je l'ai presque perdu depuis que l'empereur a décidé qu'on choisirait exclusivement les recteurs parmi les professeurs ou proviseurs e fonction avant l'établissement de l'université. J'ai fait de vains efforts pour faire quelque chose à cet égard, je ne connais pas assez M. de Cazal que je n'ai vu que deux fois dans la vie. Je ne connais point l'ouvrage de M. Ancillon mais j'en ai entendu parler avec éloge. Je tacherai de me le procurer. Je crois d'après ce qu'on m'a dit que sa manière de voir se rapprocherait de la mienne sur l'infini, etc.

[103]

Revenons maintenant à notre science chérie. C'est le défaut de langage qui la tue. Je n'insisterai plus sur certains mots. Qu'importe cela à la vérité mais je vous ferai cependant observer que je n'avais cité le dictionnaire de l'Académie au sujet du mot spontané que pour confirmer le seul emploi de ce mot qui soit conforme à l' étymologie . Il est bien singulier qu'on l'ait violé au point de faire de ce mot un usage qui lui est directement opposé. Sponte en latin veut dire librement, volontairement, spontaneus volontaire, etc.

J'ai beau relire votre [illisible] grande lettre, j'y vois toujours que vous[104] nommez perception l'union de l'autopsie avec l'intuition, que dans ce phénomène composé l'intuition qui en fait partie est nécessairement telle qu'elle était avant le moi. Qu'ainsi dans la perception d'une couleur, par exemple, il y a la couleur telle qu'elle aurait été reçue avant le moi, plus l'autopsie de ce moi lui-même qu'il y a telle intuition qu'on ne peut avoir qu'après le moi et qui n'est pas pour cela d'une nature différente que celles qu'on peut avoir avant. Dès lors je reste dans l'ignorance de la distinction[106] que vous voulez conserver dans le langage. Je dirai toujours tout mouvement excité dans les organes et senti par l'être sentant produit une intuition ou sensation comme vous voudrez, soit que ce mouvement soit excité avant et indépendamment de l'action hyper-organique, soit que cette action y concoure.

Dans le premier cas il n'y a que cette intuition, dans le second il y a en outre autopsie, et l'union de cette autopsie avec l'intuition est pour l'autopsie ce qu'est la contuition pour [illisible] des intuitions simultanées . Cette[107] union de l'autopsie avec une sensation ou intuition, de même qu'avec tout autre phénomène car l'autopsie s'unit à tous, est ce que je nomme cognition. Voyez si ce mot ne peut pas vous suffire au lieu de perception.

Je dirai cognition d'intuition, cognition d'affection, cognition d'image, etc. pour désigner cette union, toujours la même au fond, de l'autopsie avec une intuition, une affection, une image, etc. par laquelle [illisible] \nous/ savons, nous nous apercevons que nous avons actuellement telle intuition,[109] telle affection, telle image, etc. ce qui me paraît tout semblable à ce que vous me proposiez dans une de vos précédentes lettre de distinguer des perceptions d'intuitions, des perceptions d'intuitions, des perceptions d'affections, etc. ce ne sera que le mot de perception changé en celui de cognition et il en résultera cet avantage, outre la définition plus exacte du sens attaché à ce mot, que le mot perception a été tellement employé en divers sens, et spécialement dans un assez grand nombre d'ouvrages pour désigner la sensation non affective, il aurait toujours[110] eu à craindre que le lecteur s'y trompât, au lieu que le mot cognition, encore vierge, si l'on peut dire ainsi, n'est pas exposé au même inconvénient

Lorsque l'autopsie s'est jointe ainsi à une autre modification la trace qui reste après elle, [illisible] qui est la vue de [illisible] notre moi passé, comme l'autopsie est la vue de notre moi actuel, et que je nomm[e] comme tout le monde réminiscence, se reproduit en union avec la trace de cette autre modification, ce n'est que par cette union que nous pouvons[111] dire j'ai éprouvé telle modification comme ce n'est que par l'union de l'autopsie avec la modification actuelle que nous pouvons dire que nous l'éprouvons. Cette union constitue ce que je nomme un souvenir, phénomène qui reste après la cognition comme sa trace.

J'aurais mille autres choses à vous dire, mon cher ami, tant sur ce sujet que sur quelques autres phénomènes psychologiques , mais cela m'est impossible aujourd'hui, et cette lettre est commencée depuis trop longtemps pour que j'en diffère encore[112] l'envoi. Vous savez à quel point je suis occupé, et dans ce moment je le suis encore des préparatifs de mon départ. Il n’empêchera pas que je ne reçoive vos lettres, en y laissant l'adresse accoutumée. Maman les recevra et ne les fera passer avec les siennes par le canal de l'université sans autre port. C'est le seul moyen sûr qu'elles me parviennent quelque part que je sois.

Je vous dirai si vous ne le savez pas encore que notre excellent ami est nommé secrétaire général non plus comme[113] précédemment seulement par le ministre, mais par un décret de l'empereur qui a joint à cette distinction la croix de la légion d'honneur. Il m'a chargé de mille tendres amitiés pour vous quand je vous écrirais. J'y joins l'expression de tous les sentiments dont mon cœur est rempli pour vous, et je vous embrasse de toute mon âme. A. Ampère

[114]À Monsieur Maine-Biran sous-préfet de l'arrond[issemen]t de Bergerac, Dordogne à Bergerac

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