To Pierre Maine de Biran   17 juin 1810

Sisteron 17 juin 1810.

[127]J'ai enfin un moment pour vous écrire, mon cher ami, je le dois à ce qu'étant ici dans la patrie de mon collègue, il a été voir des amis et des parents , au lieu que dans toutes les villes que nous avons inspectées il a fallu que je fusse toujours avec lui, soit pour les examens et l'inspection, soit pour la rédaction des rapports.

J'ai reçu votre lettre prêt à quitter Lyon et M. Roux-Bordier que j'ai eu le plaisir d'y rencontrer. Voici une petite note qu'il m'a donnée pour vous, quand je lui eu dit que vous aviez goûté ses recherches sur le rappel des idées. Il s'y peint beaucoup moins occupé de psychologie qu'il ne l'est réellement

Je voudrais bien pouvoir vous expliquer dans une lettre la manière dont je conçois la génération de nos connaissances relativement à ce que nous savons des êtres hors de nous indépendamment de notre propre existence, je vais essayer de vous en donner[128] une idée qui sera nécessairement bien imparfaite, car autrement il faudrait écrire un volume. Vous tacherez de suppléer à ce que je n'aurai pu exprimer.

Vous savez qu'après avoir divisé tout ce qui fournit des matériaux ou donne naissance à nos connaissances en deux systèmes, celui de la sensibilité, et celui de la connaissance qui commence au déploiement de l'activité [illisible], j'avais divisé ce dernier, que je nomme système cognitif, en deux autres le système cognitif primitif, qui naît de l'autopsie, et le système cognitif dérivé qui résulte de la faculté d' apercevoir des rapports. Ce dernier pourrait encore se partager en deux autres, car nous apercevons deux sortes de rapports, d'une nature entièrement différente, et qui donne lieu à des phénomènes très divers.

C'est sur cette distinction des deux sortes de rapports que sont fondées toutes mes recherches à ce sujet. C'est elle qu'il s'agit[129] de bien éclaircir.

On aperçoit entre les diverses modifications qu'on éprouve des rapports de ressemblance, de dissemblance, de contraste, qui dépendent de la nature des modifications comparées et qui seraient différents si organisés différemment nous éprouvions d'autres modifications.

On aperçoit entre les modifications qu'on éprouve d'autres rapports, qu'il vaudrait mieux nommer relations, en laissant exclusivement le nom de rapports à ceux dont je viens de parler. Ces relations dépendent uniquement des divers modes de coordination établis entre les modifications comparées, et sont absolument indépendantes de la nature même de ces modifications. L'acte par lequel nous apercevons un simple rapport laisse une trace que j' appelle exclusivement idée, et qu'on nomme ordinairement idée générale. Ainsi l'idée de rouge,[130] en général, qu'il faut bien distinguer de l'image, toujours individuelle, d'un rouge particulier, et la trace que laisse en nous l'acte par lequel nous apercevons la ressemblance entre tous les rouges, et qui ne se trouve pas entre eux et d'autres sensations visuelles ou autres. De même l'idée exprimée par le mot couleur est la trace de l'acte par lequel nous avons aperçu la ressemblance de toutes les sensations visuelles, l'idée plaisir, celle de l'acte par lequel nous avons aperçu une ressemblance entre toutes les modifications qui nous ont été agréables, etc. etc.

Les idées ainsi définies dépendent comme les images de la nature de nos modifications, ou plutôt de notre propre nature, en cela elles sont subjectives. Les relations au contraire sont indépendantes de la nature des modifications entre lesquelles[131] nous les apercevons . Les actes par lesquels nous les apercevons ne nous laissent pas des idées proprement dites mais des notions. Telles sont les notions numériques, celles des diverses relations de grandeurs, de formes et de positions, la notion de succession et celle de causalité.

De quelque manière que nous fussions organisés relativement à nos modes de sensation, quand nous verrions le rouge blanc, ou le jaune noir, quand une odeur nous affecterait comme un son nous affecte actuellement il suffirait que nous puissions avoir [illisible] plusieurs sensations, ou images, ou modifications quelconques présentes à la fois * pour acquérir des notions de nombres identiques à celles que nous avons. Il suffirait que nous [illisible] eussions la faculté de coordonner par juxtaposition et par succession,[132] pour avoir les mêmes notions de grandeurs, de formes, de positions, et la même notion de durée. Enfin nous ne pourrions agir avec la conscience de notre action, sans acquérir la même notion de causalité.

Ainsi les notions de grandeurs, formes et positions que Saunderson avait acquises en comparant des sensations tactiles, étaient identiques à celles que nos géomètres [illisible] \aperçoivent entre/ des sensations visuelles figurées.

Ce sont ces notions que nous ne pouvons apercevoir , comme les idées proprement dites, qu'entre nos modifications, mais qui [illisible] sont indépendantes de leur nature, tandis que les idées en dépendent immédiatement et essentiellement , que j'appelais quand vous étiez à Paris des idées désubjectivées.

Cela posé : il est évidemment absurde[133] d'attribuer aux noumènes aucune de nos modifications, aucunes de nos idées, en tant qu'elles y existeraient indépendamment de notre propre existence, puisqu'elles dépendent également de notre manière d'être particulière, et qu'en cela elles sont nécessairement subjectives. Mais il n'est pas absurde a priori de supposer que des relations dont nous n'avons cependant les notions que parce que nous les avons aperçues entre nos propres modifications, mais qui ne dépendent nullement de la nature de ce entre quoi elles existent, existent entre les noumènes dont la nature nous est absolument inconnue. Il n'est pas exemple, pas absurde a priori, de supposer qu'il y a hors de nous tel nombre de noumènes. Que des noumènes sont causes de tels et tels effets, qu'ils sont plus ou moins étendus, et diversement figurés.[134] Qu'après avoir [illisible] acquis la notion d'être plus grand, en voyant le phénomène de la lune plus grand que celui de Jupiter , nous ne supposions que le noumène de Jupiter est plus grand que le noumène de la lune, etc.

Par là nous concevons un monde nouménal-hypothétique entièremen[t] différent du monde phénoménal ou subjectif, et je le répète il n'y a plus d'absurdité a priori à suppos[er] que ce monde nouménal hypothétique est réel indépendamment de notre propre existence, que les mêmes relations que nous y admettons, y existassent avant que nous en eussions les notions, avant que nous existassions ; mais quoique possible cette hypothèse n'est pas vraie pour cela. Ce peut n'être[135] comme les cieux de cristal des anciens qu'un roman de notre imagination. Il faut trouver un criterium de sa réalité. Ce criterium se trouve dans deux choses, la possibilité d'y ajouter toujours de nouveaux degrés de probabilité, la loi de notre entendement qui veut qu'une certaine somme de probabilités entraîne pour nous un assentiment de certitude complète, et qu'après avoir [illisible] \bien remarqué/ cette loi nous nous y soumettions, après avoir reconnu que dans notre mode actuel d'existence, il ne peut y avoir pour nous d'autre certitude sur tout ce qui n'est pas perception de nos propres modifications relativement à nous.

Mais comment obtenir des probabilités en faveur d'une hypothèse sur le monde nouménal hypothétique ? Il faut encore deux choses après s'être assuré qu'il n'y a rien de nécessairement[136] subjectif dans l'hypothèse, ou ce qui est la même chose qu'elle est uniquement composée de notions.

°. Il faut déduire de [illisible] \cette/ hypothèse, et des relations qu'elle suppose entre les noumènes, hors de nous et indépendamment de nous, les relations qui doivent en résulter entre les phénomènes de notre monde subjectif, telles que leur ordre de succession, leurs changements apparents de formes *, de grandeurs et de positions. °. IL faut s'assurer, ce qui est toujours facile, qu'à moins d'une harmonie préétablie sans aucune raison ni motif, entre les conceptions romanesques de notre imagination, et les phénomènes successifs de notre[137] monde subjectif\sensitif/, la dépendance qui tient les relations supposées entre les noumènes, et les relations qu'on en déduit devoir se présenter entre les phénomènes du monde subjectif, que cette dépendance, dis-je, ne peut exister qu'autant que les premières [illisible] \relations existeraient réellement/ et indépendamment de nous entre les noumènes.

Ces deux choses étant faites, l'hypothèse des relations entre les noumènes devient d'autant plus probable que plus des relations entre les phénomènes qui en ont été déduites, se vérifient par l'observation dans le monde subjectif ou apparent.

Ainsi se trouvent résolues ces quatre questions fondamentales de toute connaissance sur ce qui n'est pas nous-mêmes : °. Possibilité d'une telle connaissance. °. Nature des notions qu'on peut sans absurdité faire entrer dans l'hypothèse. °. Sorte de certitude dont elle est[138] susceptible dans notre mode actuel d'existence. °. Criterium de la vérité d'une hypothèse

Ne perdez pas de vue, mon cher ami, que tout ceci n'est que l'historique de ce qui a été réellement fait lors de la découverte de ce monde nouménal admis par les astronomes, les physiciens, les chimistes, etc. où le soleil qui parait un disque plat, et un immense globe, la voûte céleste, la couleur de l'air,la lumière des molécules extrêmement petites faisant 4,000,000 de lieues par minute, etc. on a composé tout ce monde de notions désubjectivées, quoiqu' aperçues d'abord entre des sensations ou des images visuelles ou tactiles, qu'on a ensuite prouvé la vérité de ces hypothèses en accumul[ant] les probabilités qui résultent des effets qu'on en déduit pour le monde phénoménal comparés à ce que nous y observons réellement. Tout cela est bien mal expliqué mais je ne puis faire mieux à présent. Tachez mon cher ami, de deviner ces choses si bien liées et si claires dans mon esprit et qui le sont si peu dans ce que je viens d'écrire. Je vous embrasse de toute mon âme. A. Ampère

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