To Pierre Maine de Biran   15 août 1807

[51]Que je vous remercie, mon cher ami, et de votre lettre et des notes que vous y avez jointes. Elles me seront infiniment utiles dans ce que je ferai par la suite en [illisible] psychologie si j'ai le temps de m'en occuper. Je suis si pressé et j'ai tant d'autres choses à faire dans ce moment que je ne puis m'en occuper. J'aurais plusieurs observations à vous faire mais il y en a une surtout sur une chose que je ne comprends pas même que vous puissiez avancer. C'est de parler d'une action primitive au-delà de laquelle on ne peut remonter. Et encore une action volontaire. C'est pardonnez-moi si je vous parle avec la franchise de l'amitié, une idée que vous[52] devez laisser aux rêveurs allemands et encore aux plus rêveurs d'entre eux. Une action ne peut être volontaire sans qu'on sache d'avance ce qui en résultera d'après l'expérience acquise, sans avoir un désir quelconque de cette chose, sans y avoir trouvé du plaisir quand on en a eu l'intuition. En un mot le système de modifications qui nous est commun avec les animaux est une [illisible] \condition/ sine qua non de tout ce qui ajoute les facultés plus élevées de l'homme, la réflexion la volonté libre, en travaillant sur les éléments que ce premier système leur fournit, dès que vous l'admettez, et que vous l'admettre parce que[53] vous avez compris que sans lui tout est inexplicable, commencez donc par montrer comment il sert de cause occasionnelle, mais nécessaire au déploiement de l'activité et de l'intelligence.

Ce qu'il y a d'important pour la morale c'est de démontrer l'existence de noumènes hypothétiques que nous appelons âme. De faire voir que quoiqu'elle ne puisse sentir dans l'ordre actuel sans un système nerveux, ni avoir la conscience de son existence sans agir par ce système sur un système musculaire, il existe avant de sentir et de se connaître, afin qu'on puisse en concevoir l'existence quand n'ayant plus de corps à mouvoir il ne[54] pourra plus faire d'efforts. Un des meilleurs moyens pour y parvenir, est de faire voir que ce noumène sent avant de se connaître. En disant : pour se connaître il faut agir et agir avec un dessein prédéterminé, on voit sa causalité dans la ressemblance des suites de l'action avec ce qu'on voulait faire. Sans cette ressemblance point de causalité, sans causalité l'effort ne serait qu'une simple sensation qui n'apprendrait rien. Or pour agir de dessein prémédité il faut avoir sent, avoir joui et souffert pour être susceptible de préférence. Donc etc.[55] Partez de là mon cher ami, que si vous [vous ]vouliez détruire radicalement par des théories métaphysiques celle de l'immortalité de l'âme, vous ne pourriez rien trouver de plus propre à ce dessein que d'établir que l'âme n'existe que quand elle fait effort. Cela s' appellerait prouver la cessation d'existence de l'âme à moins de recourir à la métempsychose ou à des hypothèques à la Bonnet. En attendant, l'immortalité devenant une chose dont votre système bien loin de prouver la nécessité, ne pourrait admettre [illisible] \la vérité que/ comme une superfétation[56] difficile à pouvoir concilier avec le reste du système, je ne vois pas ce que vous gagneriez à établir celui-ci. Non qu'il ne puisse être vrai, mais du moins en voyant cette tendance fâcheuse ne devons nous pas y tenir par cet amour pour certaines opinions qui nous prévient en leur faveur. L'existence de Dieu l'immortalité de l'âme, ne seront jamais que des hypothèques explicatives, de même que l'astronomie, la chimie , etc. Je les regarde en conséquence, \ces hypothèses, /comme la partie utile de la métaphysique, et plus on les emploiera , on les discutera,[57] on s'attachera à prouver qu'elles sont pour nous le type de la vérité, plus on réconciliera la psychologie avec la morale et les sciences, plus on la rendra utile.

Vous me dites aussi, mon cher ami, que M. Degérando avait admis des jugements simples, Ce n'est pas tout à fait cela. Il a dit qu'il y avait des jugements de simple association, par opposition à ceux de comparaison, des jugements primitifs par opposition aux jugements dérivés, mais ces jugements \d'association/, ces jugements primitifs tels qu'il les explique, supposent plusieurs idées ou perceptions réunies. Un jugement sans[59] deux termes au moins est une chose inintelligible, à ce qu'il me semble.

Au reste j'ai trouvé dans les notes que vous m'avez envoyées, une foule de choses vraies, justes et intéressantes, je ne vous ai parlé d'abord que des deux les plus inadmissibles. Je compte revenir à Paris au milieu d'octobre, ainsi je vois beaucoup de difficulté à lire votre mémoire à Lyon, si vous l'envoyez à M. Degérando il me le remettra à mon arrivée, et j'en suivrai l'impression.

Que j'aurais envie de vous voir mon cher ami, pourquoi faut-il que cela ne se puisse, deux heures d'entretien éclaircissent plus de choses que trois lettres. Je suis bien pressé et obligé de vous quitter, je vous embrasse mille fois de toute mon âme et vous écrirai plus au long de Lyon. Vous avez mon adresse chez M. Ballanche.

Please cite as “L1192,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1192