To Pierre Maine de Biran   autour du 12 septembre 1811

[115]Il y a déjà quelque temps , mon cher ami, que j'ai reçu votre lettre. Elle m'a fait le plus grand plaisir et si j'y réponds si tard c'est parce que j'ai travaillé depuis à nous rapprocher dans le langage, puisque nos idées ne diffèrent plus que sur la question relative à l'autopsie unie ou séparée des autres modifications. Je m'occuperai tout à l'heure de cette question. Voyons d'abord les changements que cette lettre et les réflexions auxquelles elle m'a conduit m'ont engagé à faire à ma nomenclature.

°. Vous blâmez le mot cognition comme infiniment trop général, vous avez raison et je l'ai banni de mon tableau. J'en ai banni également le mot de perception, il s'agit là de dénommer un mode d'union entre deux éléments, savoir l'autopsie et une modification quelconque, sensation affection, idée, jugement, puisque c'est par cette union qu'on peut dire également : je sens, je souffre, je pense, je juge, etc. Comment pouvez-vous nommer[116] perception un simple mode d'union, quand tous les écrivains de l'école française moderne entendent par perception l'élément même associé, et restreignent l'emploi de ce mot à la partie représentative de la sensation, ou à la sensation non affective. Lisez Condillac, Bonnet, les médecins qui écrivent comme une chose généralement admise qu'il y a trois sortes de sensations, le plaisir, la douleur et la perception ou sensation indifférente. Condillac a dit [illisible] \ainsi que ses disciples/ perception de rapport. Ce sont les écrivains modernes qui donnent le sens actuellement usité des mots. Si vous allez leur donner Des significations allemandes ou même latines, il vous arrivera comme à Locke pour avoir appelé l'autopsie, réflexion. On a continué malgré lui de prendre ce mot dans le sens que lui donne l'usage actuel : attention continuée.[117] La différence qui existe entre nous pour la signification des mots vient de ce que je l'ai tirée des écrits les plus modernes entre notre langue, et de la conversation, tandis que vous l'avez puisée dans les ouvrages des métaphysiciens d'autres siècles ou d'autres pays. Au reste j'ai rejeté contuition, cognition, perception, et en général toutes les dénominations des coordinations immédiates, qui vous déplaisaient tous. Vous rejetez , et je rejette également à présent perception comparative et perception catégorique j'avais mis tendance à coté d'affection comme trace. Je comprenais sous ce mot tendance tous les attraits et toutes les répugnances que laissent en nous toutes les sensations affectives. Vous me proposez : appétit. Ce mot a un sens trop restreint . Comment appeler appétit la répugnance qui accompagne l'image d'une sensation douloureuse, d'un[118] membre cassé par exemple. Je n'aime guère mieux que vous tendance, vous trouverez à la place dans mon nouveau tableau : attrait ou répugnance j'ai mis de même amour et haine, au lieu de sentiment. Je donnais alors à ce mot un sens qu'il a dans la conversation. À présent je le prends dans votre sens pour les affections des beaux-arts et de la morale.

Un homme qui ne connaît pas mes idées croirait en comparant ce nouveau tableau à celui que vous avez emporté que mes idées ont changé sur plusieurs points. Vous verrez aisément qu'il n'y a pas la plus légère altération dans aucun des phénomènes relatifs à la connaissance ou comme on disait autrefois à l'entendement. À l'égard des phénomènes [illisible] de passibilité, de motilité, et d'activité si faussement réunis autrefois sous le nom de volonté, j'y ai fait un vrai changement. Vous trouverez dans ce tableau[119] que je ne distingue plus deux sortes de volition, ni deux sortes de décisions ou résolutions. Dès lors plus de cette volition spontanée qui vous choquait tant. À la place j'ai distingué l'incitation primitive comme de rougir de honte, de l'incitation acquise, par exemple : porter de colère la main à son épée.

Je continue de nommer émotion la honte, la colère, la joie d'apprendre le gain d'un procès dont dépendrait toute notre fortune, etc. j'ai aussi distingué l'action intellectuelle, commencement d'enthousiasme, suivant qu'elle se borne à contempler avec une forte attention, ou qu'elle s'élève à créer de nouvelles et souvent de sublimes combinaisons.

Voilà à peu près tout ce que vous blâmez, changé. Une seule idée m'a procuré tous ces avantages. J'avais fixé pour chacune de mes quatre[120] sortes d' éléments relatifs à la connaissance, savoir : sensation, autopsie, perception de rapports de ressemblance, perception de rapports indépendants de la nature des termes comparés, j'avais fixé dis-je, et j'adopte toujours sans aucun changement pour chacun de ces quatre éléments , trois modes de coordination. Mais au lieu de leur donner à chacun un nom propre ce qui n'est guère possible, j'avais dans le tableau que vous avez emporté donné un nom propre au premier mode de coordination de chaque système, et j'avais réuni le 2d et le 3me sous une dénomination commune en les distinguant par des épithètes. Dans le tableau actuel au contraire ce sont les 1rs et les 2ds modes de coordination qui dans chaque système portent le même nom avec des épithètes distinctives, et le 3me mode de coordination de chaque système a un nom particulier.[121] Il ne faut pas que vous perdiez de vue que relativement à chaque élément le premier mode de coordination est celui qui a lieu nécessairement à l'instant où cet élément est [illisible] \reçu ou/ produit dans l'entendement, et par les causes mêmes qui donnent naissance à l'élément ; que le 2d mode de coordination a lieu aussi avec l'élément mais par des causes accessoires, sans que cela soit nécessaire, et d'une manière plus ou moins dépendante des modifications précédentes ; enfin que le 3me mode de coordination est celui qui ne peut avoir lieu avec l'élément, mais que contractent entre elles des traces laissées [illisible] \par /cet élément, les autres par des éléments du même système ou des systèmes précédents .

Vous jugerez vous-même à la vue du tableau que je joins à cette lettre combien la réunion des 2 premiers modes de coordination de chaque système sous une même dénomination, et la[122] séparation du 3me conservent mieux toutes les analogies, et combien les mots se rapprochent par là de leur signification ordinaire.

Vous trouverez dans ce nouveau tableau une opposition entre les deux mots permutation et combinaison je pense que vous trouverez comme moi que le premier n'exprime que le changement d'ordre, sans aucune idée de la cause de ce changement, tandis que combinaison suppose un agent qui combine. Ainsi ce que j' permutation permutation se fait-il entre des images le plus souvent spontanément (en prenant ce mot dans votre sens) tandis que ce que je nomme combinaison se fait activement et entre des idées.

Il me reste à vous expliquer que n'ayant plus besoin du mot contuition pour désigner l'association organique des sensations visuelles et tactiles par juxtaposition, je pouvais en cas d'une[123] indispensable nécessité employer ce mot, tiré du latin où il signifie regarder plusieurs choses avec une forte attention, car contuitus vient de contuieri contempler, surveiller, défendre contre les dangers dans le sens figuré, l'employer dis-je dans une signification toute nouvelle, et où il conserve l'idée d'activité qu'il a en latin. Faisons nous d'abord une idée bien nette des phénomènes qu'il s'agit de dénommer.

Dans mon ancien langage je disais qu'il y avait perception de rapport toutes les fois que deux ou plusieurs modifications étant présentes à la fois à l'entendement, on apercevait , outre tout ce qui se trouve dans chacune d'elles considérée séparément, un nouvel [élément ]qui ne peut venir d'aucune d'elles tant qu'elle est seule mais seulement de leur concours.

Or cela arrive de deux manières :

°. Le nouvel élément est une ressemblance ou un contraste entre les modifications en question, et dépend par conséquent de leur nature. Comme en présence de deux nuances de rouge et d'une nuance de bleu on perçoit entre les 2 premières une ressemblance qu'elles[124] n'ont pas avec la 3me. Dans ce cas pour apercevoir cette ressemblance il faut en quelque sorte rapprocher, identifier jusqu'à un certain point les 2 choses entre lesquelles elles existent, c'est ce qu'exprime proprement le mot comparaison. Cet acte par lequel on l' aperçoit laisse pour trace l'idée. Dans cet exemple c'est l'idée du rouge, bien différente des images de divers rouges.

Observez que ce n'est pas une partie commune de ces diverses images qui n'en on point comme traces de sensations simples avant la comparaison.

°. Le nouvel élément peut être indépendant de la nature des modifications en question, et dépendre seulement de leur mode de coordination, ainsi en voyant une suite de points, on voit outre \tout / ce que chacun offrirait s'ils étaient vus séparément, s'ils sont dans une même direction, ou si cette direction varie, quel en est le nombre, etc. pour s' apercevoir de ces circonstances dépendantes seulement[125] et uniquement du mode de coordination, il ne faut plus rapprocher les éléments, les comparer, mais au contraire les voir simplement ensemble dans l'ordre où ils sont, ce n'est pas une comparaison dans le sens usuel de ce mot, et ce n'est-ce pas là ce qu'on doit nommer une contuition. Vous savez que je l'appelais autrefois intuition, mais ce mot dont vous ne voulez pas dans ce sens, en a déjà tant reçu de divers auteurs que c'est un mot à rejeter d'une langue psychologique précise. Si les comparaisons laissent après elles des idées les contuitions laisseront des notions, ainsi je dirai la notion, et non pas l'idée, de la rectitude d'une ligne. La notion du nombre 5 ou 7 par exemple, la notion de la somme, de la différence, etc.

En voyant dans la contuition de la ligne droite cette autre contuition qu'elle est la plus courte, on a une liaison nécessaire entre ces deux contuitions par laquelle l'une entraîne l'autre, je l' appelle dans le tableau ci-joint déduction immédiate. Je la nommais jugement catégorique dans le tableau que vous avez emporté. Cela ne signifiait pas grand chose et vous l'avez blâmé avec raison.

Une suite de déductions immédiates forme[126] la déduction progressive, que je nommais déduction directe dans le tableau que vous avez emporté. Cela ne valait rien. Quand on raisonne sur une hypothèse sans y croire on fait de ces déductions. Quand l'accord des résultats déduits avec les faits observés convainquent à force de probabilités il y a assentiment. L'assentiment laisse une opinion, l'opinion diffère de la croyance parce qu'il y des motifs raisonnés de penser ainsi.

J'ai mis derrière le tableau que je vous envoie une courte explication ou un exemple particulier de chaque phénomène générateur. Ces exemples sont pris au hasard entre mille, il faudra que vous en imaginiez vingt autres tous différents pour chaque phénomène .

Il me resterait à vous parler de la manière dont je conçois l'autopsie forman[t] un groupe avec les autres modifications, et distincte au milieu d'elles comme le vert au milieu des autres couleurs, sans être encore séparée et isolée comme elle l'est dans le philosophe. Je vois par votre lettre que vous répondez à une autre hypothèse qui n'est nullement la mienne, je ne pourrais examiner cette question sans retarder encore cette lettre. Ainsi je la réserve pour la suivante. J'ai remis votre reconnaissance à M. Aubriet. Rien d'ailleurs de nouveau. Adieu mon cher ami je vous embrasse de toute mon âme.

Please cite as “L1195,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 27 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1195