To Pierre Maine de Biran   autour du 20 décembre 1811

[187]J'ai reçu depuis la dernière lettre que je vous ai écrite celle où vous me parlez du jeune homme qui a été examiné par M. Labey. Je l'ai vu, il a été voir de ma part M. Dinet qui sera son professeur au lycée Napoléon où d'après ce que nous avons examiné ensemble sur le parti qu'il lui convenait de prendre, il s'est décidé à entrer comme externe. Nous sommes convenus qu'il viendrait me voir dans quelque temps et que nous causerions de ce qu'il y aurait appris, tant pour le tenir en haleine que pour m'assurer de ses progrès. Quand aux autres commissions que vous m'aviez données, je vous ai répondu tout ce que je savais là-dessus. J'ai fait quelques courses encore à l'Université pour y prendre des renseignements qui ne m"ont rien appris de plus. Pour l'affaire de M. Desgranges il est clair qu'il faut attendre qu'on s'occupe de l'organisation définitive d'après le dernier décret sur les lycées, les collèges, etc.

Je vois qu'enfin j'aurai dans quelques mois le plaisir de vous revoir, que nous pourrons reprendre nos conversations et que j'aurai un double plaisir à vous revoir puisque vous serez accompagné d'un fils auquel je prends un intérêt bien vif avant de le connaître. Je vous dirai tout ce que je saurai sur le choix que vous comptez faire d'un maître de mathématiques pour lui, et je me promets un grand plaisir à en causer avec lui, et à l'examiner de temps en temps .

[188]J'ai une grande impatience de connaître le tableau psychologique dont vous me parlez. Si vous pouviez me l'envoyer vous me feriez un bien grand plaisir. J'espère que le printemps prochain nous lirons ensemble l'ouvrage où vous refondez vos trois mémoires. Il me tarde beaucoup que cet ouvrage puisse paraître. Je suis sûr qu'il fera époque dans l'histoire de la science. M. Degérando que j'ai vu plusieurs fois dans ces derniers temps se porte à merveille. Nous avons beaucoup parlé de vous.

Il m'est assez indifférent que vous vous écartiez de ma nomenclature pourvu que vous en admettiez les bases sans lesquelles je ne vois pas qu'on puisse systématiser les faits psychologiques , ni en démontrer l'origine. Ces bases sont la distinction du système sensitif et des systèmes actifs, qui se divisent naturellement en phénomènes résultant : °. Immédiatement de l'activité, tels que le moi, la réminiscence, l'attribution des sensations à des causes extérieures, etc. °. De la faculté d' apercevoir les rapports de ressemblance et d'opposition qui se trouvent entre les diverses manières dont nous sommes modifiés ; tels sont la formation idées générales et du langage, et tout ce qui en dépend, les classifications, combinaisons de l'imagination, etc. [189] °. De la faculté d' apercevoir les rapports ou relations qui dépendent uniquement du mode de composition ou de coordination des éléments, et non de la nature de ces éléments ni de la manière agréable ou pénible dont ils nous modifient.

Dans mon dernier tableau je vous proposais de nommer contuition l'acte par lequel nous apercevons ces relations. J'ai depuis adopté pour cela le mot de synthétopsie de , un composé, l'union de deux ou plusieurs choses, et d' , je vois. J'aime bien à établir, même dans le mot, de l'analogie entre ce phénomène et l'autopsie, car il est en quelque sorte le complément de l'autopsie, comme la comparaison est celui de la sensation. En effet j'ai reconnu la vérité d'une chose que vous me disiez à votre dernier voyage, et que je combattis alors. Les idées psychologiques telles que celles du jugement, de la causalité, de la volonté, en un mot toutes celles qu'expriment les mots de mon tableau des phénomènes actifs, sont des idées synthétoptiques, comme [190] je les nomme à présent, (vous les trouverez indiquées dans le tableau sous le nom de notions). En effet nos divers jugements ne sont pas une classe de phénomènes qui se ressemblent, c'est un seul et même mode de coordination, toujours identique à lui-même et dont l'idée est une idée simple et individuelle. De même qu'entre cinq hommes et cinq étoiles il n'y a pas une ressemblance qui nous laisse l'idée du nombre cinq, mais un mode de coordination, identique à lui-même dans tout assemblage de cinq phénomènes soit physiques soit intellectuels. (J'entends identique à lui-même sous le point de vue du nombre)

Je distingue donc soigneusement la comparaison qui laisse les idées générales, et les modes de coordination auxquels elle donne lieu, savoir les jugements proprement dits, ou de [191] comparaison, soit simple soit collectif, et les combinaisons formées dans l'entendement à l'aide des idées générales, je distingue tout cela \dis-je /de la synthétopsie, qui laisse les idées synthétoptiques ou notions, et par laquelle on aperçoit les relations qui constituent un mode de coordination ou qui en découlent, des déductions soit immédiates comme les axiomes de la psychologie et des mathématiques, soit progressives comme les démonstrations des théorèmes, et enfin des assentiments.

Je voudrais vous faire senti combien il y a de différence entre ces deux systèmes, quoique ce soit ceux qui se ressemblent le plus dans le point commun des rapports ou relations qu'ils créent pour nous.

Ces relations que la synthétopsie nous découvre existaient dans le groupe du moment où il était formé, mais nous n'en avions pas la notion à part ; la synthétopsie nous la donne. Ainsi dès qu'on a vu ou touché des particules matérielles placées en ligne [192] droite, il y a eu la relation de rectitude entre les sensations excitées par ces particules, et associées organiquement par l’œil ou le tact. Mais pour avoir à part la notion de cette rectitude, idée sythétoptique individuelle, il faut une synthétopsie, pour voir dans cette rectitude la condition nécessaire et suffisante de la moindre longueur possible entre toutes les lignes qui joignent deux points quelconques [diag] A et B, il faut une seconde synthétopsie, à laquelle en succèdent d'autres, et chaque synthétopsie entraînant une déduction immédiate, on parcourt ainsi toute la géométrie. De même dès l'instant où le moi a existé il a été uni en relation de causalité, (qui est comme la rectitude un monde de coordination primitif plus parfaitement distinct de tout autre avec l'effet produit par l'effort. Mais pour avoir à part la notion de causalité il faut un acte de synthétopsie [193] pour voir que cette cause, qui est nous-mêmes, est indépendante et libre des modifications passives qui peuvent tout au plus en être l'occasion, il faut une seconde synthétopsie, et ainsi de suite de synthétopsie en synthétopsie ou de déduction en déduction on parcourt toute la psychologie

J'en étais là de ma mettre lorsque j'ai reçu celle que vous m'avez écrite le 13 du courant, tout ce que vous m'y dites de la génération du moi, et des circonstances qui l' accompagnent , est tellement conforme à ma manière de voir actuelle et que je vous dois, qu'il n'y a pas une syllabe que j'en voulusse retrancher. Nous voilà sur ce point parfaitement et entièrement d'accord. Le système sensitif tant qu'il n'y a pas eu d'effort ne peut donner que des sensations, [194] ou intuitions, et les images qu'elles laissent après elles, pour éléments uniques de tout ce qu'il y a de représentatif dans ce système. Ces images sont des modifications actuelles, sans réminiscence sans succession comme de l'animal qui les éprouve successivement. Chaque instant étant anéanti pour lui par l'instant suivant. Lorsqu'il y a effort la conscience de l'effort ou l'autopsie, c'est pour moi la même chose fournit un nouvel élément absolument différent de tous les autres, qui s' aperçoit distinctement d'eux, mais en combinaison avec eux. Tous les autres éléments se coordonnent autour de ce centre commun, les effets produits par l'effort se coordonnent avec lui par causalité. Les affections simultanées par attribution personnelle ou subjective. Les intuitions, sont en même causalité il faut un acte de synthétopsi[e] [195] attribuées à des causes extérieures, de plus cette conscience de l'effort ou autopsie laisse une trace, l'idée du passé ou réminiscence, qui seul peut établir de succession aperçue et reconnue par l'être modifié. Chaque image d'une modification précédente lorsque celle-ci a été unie à l'autopsie, se trouve unie à la réminiscence, suivant la règle générale que deux phénomènes qui ont été coordonnés entre eux laissent des traces coordonnées entre elles. C'est cette union d'une image ou idée quelconque, avec la réminiscence qui constitue un souvenir.

À l'exception de la coordination par juxtaposition superficielle qui a lieu dans le système sensitif pour les impressions du tact, de la vue, et peut-être du goût dans certains cas, toutes les coordinations de causalité, de succession, d'attribution, de lieu dan[s] [196] l'espace à trois dimensions, etc. sont uniquement dues à l'autopsie. Mais pour se faire ensuite une idée à part de ces diverses relations, raisonner sur elles, etc. il faut des actes de synthétopsie appartenant au quatrième et dernier système de l'entendement. Dans toutes ces coordinations avant la synthétopsie qui met à part le moi et la causalité, il y a moi distinct, causalité distincte, mais tout cela combiné avec d'autres éléments . Comme, (pour me servir d'une comparaison sensible quoique peu exacte,) chaque couleur est distincte dans le spectre coloré, quoique coordonnée avec les autres de manière à former un seul tout

J'ai levé le bras, est aussi avant la synthétopsie dont nous parlions tout à l'heure, un seul tout composé de la conscience de l'effort \ou autopsie/ [197] de la sensation ou intuition de la contraction musculaire dans le bras, de la vue de son déplacement, etc. et du rapport de causalité, perçu entre l'effort et l'intuition musculaire et hypothétisée entre cette intuition ou sensation et le déplacement extérieur du bras. Tous ces éléments sont distincts, sans quoi on ne pourrait pas dire : j'ai levé le bras, mais ils sont coordonnés en un groupe dont ils ne peuvent être abstraits que par un acte synthétoptique.

Je ne sais si vous concevez tout cet amas indigeste que j'ai écrit à diverses reprises avec une rage [de] dents. Venez, venez donc à Par[is] avant que j'en parte pour ma tournée sans quoi je ne pourrai en connaître le manuscrit ni vous faire aucune observation avant l'impression.

Quant à l'état de mon âme il est à peu près le même, mais moins insupportable j'ai éprouvé [198] quelques satisfaction à des recherches de psychologie et de mathématiques. mais le fond de mon existence n'a point changé. Adieu, mon cher ami, l'amitié [illisible] que vous me témoignez est peut-être la plus grande consolation de ma vie, si vous étiez ici, je vous verrais sans cesse et nous élèverions enfin l'édifice de la science dont nous avons reconnu les mêmes bases. Je vous embrasse de toute mon âme. A. Ampère. J'irai incessamment chez M. de St-Geyrat, je vous écrirai ce qu'il m'aura dit.

A monsieur Maine [de] Biran membre du corps législatif, auparavant sous-préfet de Bergerac à Bergerac. Dép[artemen]t de la Dordogne

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