To Pierre Maine de Biran   10 juin 1813

[1136] Les phénomènes du somnambulisme par là même qu'ils s'écartent du cours ordinaire des choses, doivent être expliqués en partant non pas des seuls faits primitifs, mais de l'ensemble de toutes nos connaissances en psychologie et même en métaphysique explicative, en un mot il faut les lier à la théorie générale qui n'est pas la base, mais le dernier résultat de la psychologie théorie déduite à la vérité des faits primitifs, mais [illisible] en y joignant tout ce que le raisonnement et l'expérience extérieure ont pu y ajouter

Voici suivant moi les principaux points de cette théorie, abstraction faite de la manière dont nous y sommes parvenus.

. Les sensations, les intuitions, l'émesthèse, toute idée ou perception quelle qu'elle soit, sont comme le dit Arnaud, les modalités d'un substratum commun indivisible appelé âme, entièrement inconnue dans son essence, qu'on n'est conduit à admettre qu'après qu'on est arrivé à la connaissance des noumènes extérieures, et par les mêmes moyens d'induction et d'explication. °. Ces modalités n'ont lieu dans l'âme qu'autant que des mouvements correspondants ont lieu dans [1137] l'organisme. J'entends par organisme le cerveau d'abord, puis les nerfs et les muscles. °. La réunion des phénomènes simultanés distincts, dans l'unité de représentation ou de cognition, est due à l'indivisibilité de l'âme, la distinction phénoménale de ces phénomènes dans cette unité de représentation, est due à la distinction nouménale des parties de l'organisme où se passent les mouvements , agissant sur un même point de l'organisme, il ne peut résulter qu'un mouvement unique et mixte dans l'organisme, il n'en peut aussi résulter dans l'âme qu'une modalité simple et unique, où rien ne peut être distingué. °. Les modalités de l'âme correspondant à des mouvements excités dans l'organisme par des causes matérielles sont des intuitions ou des sensations, suivant que la disposition de la partie de l'organisme où ces mouvements ont lieu à la relation de juxtaposition continue. [1138] °. La modalité de l'âme correspondante à un mouvement excité dans l'organisme par l'âme elle-même, est d'une nature particulière, toute différente de celle des intuitions et des sensations, c'est ce que je nomme émesthèse ou moi phénoménal, aussi différent du moi nouménal ou âme, qui est le substratum commun dont cette émesthèse est une modalité, que les sensations et les intuitions sont différentes des noumènes extérieurs qui leur correspondent. °. L'émesthèse est unique et permanente tant que dure l'état de veille. Sa permanence constitue la personnalité, et forme le pivot [illisible] où s'attache la chaîne des souvenirs , chaîne dont le pivot est l'unique lien sans lequel elle ne peut exister. °. L'émesthèse est distincte et donnée hors de toutes\les/ autres modalités, tant que les mouvements correspondants à ces autres modalités ont lieu dans des points de l'organisme différents du centre d'action de l'âme elle-même sur l'organisme. Ce centre d'action est comme le sanctuaire de l'âme, il est seul mu dans la méditation où l'âme [1139] produit par son action sur ce centre tout ce qui est alors présent à l'entendement. °. Dans les animaux l'âme n'agit que sur des points mus en même temps par les causes extérieures, le mouvement mixte qui en résulte est, suivant la loi générale n°3, accompagné d'une modalité simple et unique où l'émesthèse ne peut en aucune manière se distinguer de la sensation ainsi fondue avec elle, il n'y a donc ni émesthèse distincte ni personnalité possibles. °. Quand l'homme est agité de passions violentes, dans l'ivresse, la folie et le délire, les mouvements excités dans l'organisme par les causes matérielles externes ou internes se propagent jusqu'au centre d'action, s'y confondent avec les mouvements produits par l'âme, il n'y a encore dans l'âme qu'une modalité [illisible] unique et mixte, où l'émesthèse est absorbée, et \la/ [illisible] personnalité est [illisible] encore anéantie . °. L'état du somnambule est d'après les faits observés, absolument différent. Les diverses époques où cet état a existé forment[1140] une chaîne de souvenirs parfaitement liée, l'âme libre et exerçant ses facultés réflexives au plus haut degré juge les suites des perceptions actives qu'elle se procure sur l'état des organes internes, perceptions \très /analogues aux intuitions musculaires de l'état de veille [illisible] \et qui par leur coordination figure ces organes/, elle juge des rapports moraux qu'elle continue d'avoir, elle a la notion la plus claire de la durée passée et future, elle indique avec précision des époques dans l'avenir. Voilà certes , une personnalité active et complète, mais en même temps elle voit hors de ce nouveau moi, son ancien moi comme une autre personne, elle juge des penchants et des erreurs de cet autre, elle prévoit les fausses ou injustes déterminations que cet autre prendra dans l'état de veille futur, etc, etc. Tout cela ne prouve-t-il pas que l'âme agissant alors sur un nouveau centre, les mouvements qu'elle y produit sont accompagnés dans l'âme d'un nouveau moi phénoménal, que cette action s'étendant[1141] aux nerfs et aux fibres musculaires des organes internes, qui dans l'état de veille sont soustraits à l'action de l'âme, y produit des intuitions musculaires qui figurent ces organes, tandis que l'âme restant liée passivement à l'ancien centre y voit les pensées et les déterminations de l'état de veille comme hors d'elle, puisque d'après la loi générale n°3 les modalités correspondantes à des mouvements existants dans des points différents de l'organisme, sont nécessairement données dans l'âme hors les unes des autres, et qu'ici les deux moi-phénoménal correspondent en effet à des mouvements dans deux centres d'action différents . Mais en vertu de la liaison passive avec l'ancien centre, celui-ci reproduit les mouvements d'habitudes correspondants aux pensées de l'âme qui réagissent sur lui, les mots liés par habitude à ces pensées sont ainsi proférés ainsi que les divers mouvements [1142] liés de même à ces pensées sont exécutés. Enfin quand le réveil a lieu, toute liaison soit active soit passive entre l'âme et le second centre d'action, mus dans l'état de somnambulisme, étant anéantie , il ne reste aucune trace de cet état dans celui de veille, quoique les traces de l'état de veille existassent passivement dans celui de somnambulisme.

10 juin 1813 Je prie monsieur de Biran, de lire cela le plus attentivement qu'il pourra, de tâcher de suppléer ce que j'ai omis, écrivant au courant de la plume, et de m'en dire son avis au dîner de demain où je me trouverai à quatre heures et demi sur la terrasse des Feuillans.

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