To Pierre Maine de Biran   autour du 20 avril 1812

[211] Mon cher ami, je ne sais comment m'excuser de ne vous avoir point écrit depuis la petite lettre où je vous racontais que M. de S[ain]t Gérat m'avait très bien accueilli et m'avais promis de vous écrire. Je viens de recevoir votre dernière lettre où vous ne me parlez point de lui, est-ce qu'il ne vous aurait pas écrit comme il me l'avait promis?

J'en serais d'autant plus fâché que son avis était que vous vinssiez sur le champ à Paris. Vous me marquez que vous n'y viendrez qu'au mois de mai. Je serai parti alors, quand vous verrai-je ? Pourvu que je puisse être de retour au mois de juillet, et lors même que cela serait, deux mois de perdus que j'aurais pu vous voir sans cesse. J'aurais mille choses à vous dire mais je souffre si horriblement d'une fluxion qui commence à me faire enfler la jour que je n'ai ni la tête ni même la main libre, il faut pourtant que je vous écrive aujourd'hui car je dois partir demain pour ma tournée. Si toutefois cela m'est possible, mais je commence[212] à en douter car je souffre à chaque instant davantage.

24 avril 1812

Je reprends cette lettre après quatre jours d'extrêmes souffrances causées par une fluxion suite de ce mal de dents qui me tourmentait déjà en commençant cette lettre. J'ai eu la fièvre et ma joue est encore très enflée et douloureuse, je serais déjà sans cela parti pour ma tournée. Il faudra partir définitivement lundi prochain si je suis assez remis pour cela. J'ai mille choses à faire, et cependant je voudrais vous communiquer encore quelques observations. La première est sur ce qu'il me semble évident que vous comprenez dans votre premier système, celui que je retranche entièrement des quatre qui se rapportent à la connaissance pour le placer à la partie purement affective du système sensitif, des phénomènes que vous regardez comme primitifs et où je vois des résultats compliqués [213] où entrent nécessairement des phénomènes dépendants du [illisible] déploiement de l'activité, et du moi, de la connaissance de l'avenir, etc. des dispositions organiques portent à des craintes chimériques par exemple, mais ces dispositions ne feraient rien du tout dans l'être borné au seul système sensitif, il faut que la distinction du moi et des êtres hors du moi et la connaissance d'un temps à venir aient fait connaître des sujets de crainte, aient donné des idées d'une souffrance à venir, de la perte de la vie, etc. toutes choses dépendantes de l'autopsie, pour que la crainte puisse avoir lieu. De même précisément qu'un sourd\de naissance/ ne peut rêver des sons dans le sommeil, et qu'un homme né aveugle ne peut rêver des couleurs. Dans le cas même de l'épée nue qui faisait frémir Jacques 1r il n'y avait qu'une disposition organique qui ne pût avoir d'effet[214] que quant à la manière des autres enfants il eut acquis des idées d'êtres et de causes extérieures, et appris à regarder une épée comme un instrument de douleur et de mort. J'aurais tant de choses à vous dire sur tous les phénomènes analogues que vous regardez comme primitifs et qui ne sont rien moins à mon avis, mais la douleur ne me laisse pas la tête libre, et le temps me manque entièrement.

Une autre considération qui m'engage à borner à quatre systèmes, correspondants comme je vous l'ai expliqué autrefois aux quatre catégories de Kant *, ceux que l'on doit admettre dans l'analyse de notre intelligence c'est d'en voir d'abord deux primitifs indépendants l'un de l'autre, le sensitif et l'actif dont le premier nous révèle ce que nous sommes relativement à d'autres êtres en nous apprenant[215] comment nous sommes modifiés par eux, et le second ce que nous sommes en nous-mêmes, et indépendamment de tout le reste. De voir ensuite deux autres systèmes, en quelque sorte supplémentaire, qui ne sont plus immédiatement destinés à savoir ce que nous sommes, mais ce qu'est [illisible] un objet quelconque dont nous étudions les propriétés, en examinant comme lorsqu'il s'agissait de nous mêmes dans les deux premiers systèmes ou ce qu'il est par rapport aux autres objets d'études auxquels alors nous le comparons, c'est le 3me système, ou ce qu'il est en lui même c'est le 4me système, par un objet d'études j'entends non pas un être hors de nous exclusivement mais tout ce que nous pouvons étudier, une de nos sensations, un groupe d'idées, une conception, un être hors de nous, etc. quoi que ce soit enfin.

Enfin je vois [illisible] par votre dernière[216] lettre que vous vous êtes tellement accoutumé à donner au mot intuition une signification directement contraire à son sens propre que vous ne vous en apercevez pas vous même. Je n'espère presque plus vous engager à ouvrir à ce sujet le premier dictionnaire, il ne faut cependant que cela pour voir que la distinction entre les mots videre et intueri était la même qu'entre voir et regarder, qu' intueri veut dire regarder avec attention par conséquent avec l'effort qu'exige toute attention. Que intuition [illisible] ne signifie et ne peut signifier comme le latin intuitus qu'un des actes de l'activité, qu'à l'exception de quelques métaphysiciens allemands que vous semblez suivre exclusivement, tous les philosophes donnent à ce[217] mot une acception relative aux phénomènes les plus nobles et les plus relevés de l'intelligence humaine. Ceux entre autres qui ont défendu les jugements absolus que Kant appelait synthétiques a priori, et qu'ils ont fondé sur l'intuition de la vérité, sur cette vue active, et immédiate de certaines vérités nécessaires qui n'ont rien à démêler avec les sensations. J'insiste là dessus parce que [ce que ]vous nommez intuition peut très bien se nommer sensation, impression, etc. tandis qu'il n'y a que le seul mot intuition qui puisse désigner le phénomène primitif du 4me système qui sera toujours méconnu tant qu'on ne lui donnera pas un nom. Je dirai volontiers en conservant à ce mot un sens digne de son étymologie intuition morale,[218] intuition mathématique mais je ne puis m'accoutumer à ravaler l'emploi de ce mot pour lui faire signifier des impressions sensitives visuelles ou tactiles. À promis j'avais toujours cru que vous compreniez les sons dans ce que vous appeliez intuitions, j'ai cru voir le contraire dans votre dernière lettre. Mais alors que faites vous des sons, j'entends de ceux qui n'ont rien d'affectif, qui sont absolument de la même nature que l'impression d'un point lumineux, ou d'un point tangible, il est impossible que vous rejetiez l'oreille cet organe que Buisson donne avec la vue à la vie active tandis qu'il repousse le goût et l'odorat dans le système de ce qu'il nomme la vie animale, que vous rejetiez dis-je l'oreille parmi les organes purement affectifs, mais encore une fois que faites vous des sons. Je vous prie mon cher ami de m'envoyer courrier par courrier[219] l'adresse à laquelle il faudra que je vous écrive à Paris, afin que je puisse le savoir avant de quitter Lyon où je m’arrêterai quelques temps et d'où j'espère vous écrire plus au long. Vous m'adresseriez ce mot d'écrit à M. Ampère chez M. Ballanche imprimeur aux halles de la Grenette à Lyon. Si par hasard j'avais quitté cette ville il saurait où me faire passer votre lettre. Adieu mon cher ami, je vous embrasse de toute mon âme.

À monsieur le chevalier de Biran membre du corps législatif, auparavant sous-préfet de Bergerac. À Bergerac Dép[artemen]t de la Dordogne

Please cite as “L1199,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1199