To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   31 mai 1802

[961] Du lundi [31 mai 1802]

Je t'ai donc encore quittée. Trois jours sont passés à Lyon comme un éclair et je me retrouve à Bourg. Je ne sais quoi qui me pèse sur le cœur m'a fait faire de tristes réflexions sur la rapidité du temps . J'ai reçu une lettre de ma bonne amie, arrivée ici plusieurs jours avant moi. Cette lettre, écrite par ma Julie pour consoler l'exil de celui qui vit loin d'elle, a fait une singulière impression sur moi, quand j'ai pensé que tu l'avais écrite avant que je t'eusse embrassée et que je la retrouvais après t'avoir quittée. J'ai voulu la réunir aux autres après en avoir, comme tu l'as voulu \exigé/ absolument, brûlé la première[962] page, la seule [illisible] où il fut question de mon ouvrage \[illisible]/. J'ai pensé en même temps à y réunir cette si jolie lettre que j'avais portée à Lyon pour la relire. Cela m'a donné l'idée de chercher si tu m'en avais déjà écrit d'aussi douces. Écoute ce que tu m'écrivis le lendemain de mon départ, après le voyage où je te trouvai malade 1 : Mon bon ami, je t'écris sur mes genoux, auprès du feu ; cela ne me fatigue pas parce que je suis mieux que quand tu es parti. Mon pauvre ami, ne sois pas en peine de ta Julie. ... Tu me donnes ensuite des détails sur ta santé ; tu me dis qu'elle t'a permis d'aller en Bellecour avec le petit qui cherche partout son papa. Chaque [963] ligne donne envie de pleurer d'attendrissement. Mais voilà où je n'ai pu m'empêcher de pleurer de regret : Mon bon ami, ce voyage me laisse de plus doux souvenirs que l'autre ; il doit être de même pour toi. Je le sens, tu ne pourras pas m'en écrire autant du dernier. Pourquoi ai-je eu tant d'affaires ou de parties d' amusements  ? Est-il des amusements qui me dédommagent des heureux moments que je passe quand tu me dis toutes tes pensées ? Voilà les moments que je regrette toujours, et dont le souvenir fait le charme de ma vie. Que je fus heureux le jour de mon arrivée ! Tu vins avec moi chercher le petit en Bellecour, nous y restâmes[964] après lui en tête-à-tête. Il me semble sentir encore le chagrin que le\s/ demoiselles Allard me firent en t'interrompant tout à coup pendant que tu me parlais de ce qui t'occupait alors et de ce que je devais faire ici. Ce sont elles aussi qui m'enlevèrent la fin de l'après- dîner du lendemain, où j'avais été distrait le matin par mille courses inutiles et l'après- dîner par Ballanche. Ce jour [illisible] \compterait à peine/ dans ma vie d'amour sans le soir. Tu sais quels souvenirs ce soir a laissés gravés dans mon cœur. Ma Julie se sacrifier pour moi ! Ah ! Sois heureuse et bien portante, ton ami sera content ! Le lendemain se passa à Bellerive. Le samedi devait être[965] le dernier jour de ma félicité. Il fallut voir M. Roux et M. Petetin ; j'accompagnai ma tatan chez M. Dumontet ; j'allai chez M. Brac et chez Ballanche, où j'appris la mort du préfet. Je revenais à tes pieds, j'espérais du moins y passer mes derniers moments . Tu me fis asseoir sur la banquette ; cette banquette me fait plaisir à penser. Hélas, tu m'envoyas parler à Marsil du préfet avec toi ! À tous ces souvenirs se joignent tous ceux de nos adieux d'hier matin. Ils et je trouvai en revenant Pignot et Mme Ampère avec toi ! À tous ces souvenirs se joint celui de nos adieux d'hier matin. Ils m'ont distrait des pensées noires qui m'occupaient tout à l'heure. J'ai trouvé du plaisir à te les retracer. Que le temps [966] vole ! Il entraînera ma vie entière comme il a entraîné ces quatre jours. Mais, jusqu'à mon dernier moment, ta présence remplira de bonheur les jours que je passerai près de toi. Tes lettres et ton souvenir m'adouciront ton absence quand tu seras loin de moi. Je voudrais te voir un seul instant aujourd'hui, te dire de loin que je t'aime. Ah ! Si je pouvais t'embrasser, comme je te serrerais contre moi ! Je te reverrai dans un mois ; peut-être seras-tu à la campagne ; Du moins je n'aurai point d'affaires qui me ravissent les moments que je pourrai passer[967] avec ma Julie ! Que j'aurais encore de choses à te dire si la fatigue du voyage ne m'avait pas donné tant d'envie de dormir ! Je vais me coucher en pensant à ma bienfaitrice. Je rêverai à mon amie. Je me réveillerai pour adorer mon épouse. Amie, bienfaitrice, épouse, c'est toujours toi ! Dors bien, je te souhaite une bonne nuit et au petit aussi. Je vous embrasse tous deux dans le même baiser.

Du mardi [1er juin 1802] En relisant la lettre que je t'écrivis hier au soir, je me suis aperçu que je ne t'avais rien dit de la manière dont j'avais fait mon voyage.[968] Tu désires peut-être des détails sur ce sujet et ce que je t'ai écrit est si peu fait pour t'intéresser que je le jetterais pour commencer une autre lettre, si je ne désirais que tu visses tout ce qui se passe dans mon cœur. Tu [illisible] \y verras/ tout ce qui le remplissait hier. C'est à peu près la même chose tous les jours. Mais, aujourd'hui, je me sens mieux disposé à te faire le récit de mes petites aventures . Tout fut bien jusqu'à Trévoux, où je dînai chez M. Billioud avec lui, sa femme, son frère et son clerc. Mme Billioud est fort jeune ; ses traits sont réguliers mais durs, et il y a quelque chose de singulier[969] dans ses sourcils ; ils semblent déceler [illisible] \je ne sais quoi/ d'atroce, on ne peut en soutenir la vue. Sans cette expression farouche de sa physionomie, elle pourrait passer pour assez jolie. Son beau-frère m'en a fait l'éloge en chemin et je regarde ce qu'il m'en a dit comme bien contraire à l'opinion des partisans de Lavater. On voulait, quand on vit la pluie, me garder jusqu'au lendemain. Billioud, qui devait venir avec moi, en eut peur et resta. Au lieu d'aller à Sandrans chez les barons, je me décidai, vu le mauvais état des chemins de traverse, à suivre la route[970] de Châtillon, tant que je pourrais aller 2. On me parla alors d'une carriole pour Châtillon ; je courus à l'auberge où on la prend ; elle était partie il y avait un quart d'heure. Pour trente sous j'aurais bien épargné mes pieds et mes souliers. J'eus de la pluie jusqu'à Villeneuve. Je voulais y coucher à la belle étoile ; mais, voyant le temps s'éclaircir, je continuai ma route. La pluie cessa ; mais la boue de Bresse passait toujours par-dessus les quartiers de mes souliers, ce qui ne m'amusait guère. J'arrivai[971] à huit heures à Châtillon ; et je n'eus que les premières gouttes d'une pluie à verse qui dura jusqu'à minuit. Elle m'aurait joliment arrangé si elle était venue plus tôt  ; et le parapluie que m'avait prêté M. Billioud aurait été bientôt percé. Me sentant le lendemain un peu refait, je voulus passer au Chapuis pour y voir M. et Mme du Sablon. Cela allonge d'une bonne demilieue ; mais j'espérais m'y reposer et y déjeuner. J'y arrivai à sept heures et demie du matin. On me dit qu'étant un peu indisposé, il ne se lèverait qu'à 9 heures ainsi que Madame. Je partis sur[972]le-champ et je fus rejoindre le grand chemin à Neuville, où j'achetai une demilivre de pain que je mangeai en marchant avec un morceau de mon saucisson ; car je n'avais presque rien mangé depuis mon dîner de Trévoux. Une demi-heure après, ayant encore à faire deux bonnes lieues et demie pour arriver à Bourg, je me sentis si las, si las, que je me couchai au pied d'un arbre sans savoir quel parti prendre. Les cinq lieues faites la veille dans la boue m'avaient coupé les jambes comme on dit[974] ici. Au bout d'une demi-heure, plus incapable qu'auparavant de continuer ma route, je pensais à ce que j'avais à faire, quand voici venir une carriole . Je m'approche : c'était Gardon, Grippière, etc., qui justement revenaient de Sandrans . J'ai pris leur carriole et, comme ils n'ont pas voulu que j'entrasse dans les frais, je m'en suis tiré pour 15 sous d'étrennes au conducteur. Je suis arrivé à midi, j'ai dormi jusqu'à deux heures et j'ai ensuite donné ma leçon à 4 h[eures]. J'ai voulu ce matin porter à Rousin la lettre[973] de Marsil ; mais on m'a renvoyé à demain à 9 heures. J'aurai encore le temps de \te/ marquer sa réponse en gardant cette lettre pour Pochon. Fais-moi le plaisir de faire payer 6 l[ivre]s à M. Gambier pour le thermomètre ; je l'ai reçu hier en bon état, ainsi que les deux fioles d'encre. C'est M. Armand lui-même qui les a apportées avec le baromètre et le thermomètre qui étaient pour lui et qu'il a payés ainsi que la voiture.

Du mardi soir [1er juin 1802] M. Rousin, ayant su que j'avais passé ce matin chez lui, m'a fait dire chez M. Beauregard que je le trouverais chez lui cette après- dîner . Quand j'y suis[975] allé, il m'a dit qu'on avait trouvé le compte de Marsil dans l'inventaire des papiers de M. le Préfet ; que, jusquelà, il n'en avait eu aucune connaissance ; sans quoi, Marsil aurait été payé de suite. Il m'a remis le mandat que tu trouveras ici ; je l'envoie à Marsil pour qu'il y mette son acquit ; on a exigé absolument que ton cousin l'aîné le signât. On dit ici que deux associés ne peuvent faire d'affaires l'un sans l'autre, et que le mandat avec l'acquit serait refusé signé de Marsil seul, à moins que je prouvasse qu'il n'est pas associé avec son frère. Tu conçois qu'on me renverra par Pochon l'acquit signé des[976] deux MM. Périsse et qu'alors je serai payé surle-champ en le présentant au payeur, comme pour mes mois de professeur. Bien entendu que je ne me dessaisis du mandat acquitté qu'après avoir reçu l'argent ; je te le ferai passer pour Marsil à la première occasion. Je garde un ordre d'un conseiller de préfecture que je présenterai avec le mandat, et tout ira bien, pourvu que Pochon me rapporte l'acquit des deux MM. Périsse au bas du mandat que je t'envoie. Comme il est stipulé en francs, Marsil gagnera [illisible] [977] la différence des livres aux francs. J'oubliais de te dire qu'on n'a point trouvé de factures dans les papiers de M. Ozun. Si Marsil les a, il ferait bien de me les envoyer pour en justifier s'il est nécessaire. Je craignais tant que tout ne fût pas en ordre pour ce mandat que je t'ai répété deux ou trois fois les mêmes choses. Cette affaire, heureusement terminée, m'a pris tout le temps que je comptais donner au manuscrit. Il ne pourra partir que de demain en huit. Tâche que Ballanche aille savoir si M. Roux a présenté mon manuscrit à la séance d'aujourd'hui. S'il ne l'a pas fait, Ballanche le priera bien de ma part[978] de le présenter ou faire présenter sans manquer à la prochaine séance. Je vais porter cette lettre à Pochon parce que M. Clerc doit profiter de la vacance de demain pour travailler avec moi depuis 6 h[eures] du matin jusqu'à 1 h[eure] après-midi, et que cela me retiendra toute la matinée. Ne sois pas en peine, ma bonne amie, de la santé de ton mari ; il se porte aussi bien qu'il se peut, [illisible] quand on est loin de tout ce qu'on aime. Si tu pouvais être en aussi bonne santé ! J'attends de tes nouvelles demain ou après-demain, et ce délai me semble bien long. Il fait un temps bien contraire aux remèdes. J'espère qu'il ne durera pas et que tu travailleras à te guérir radicalement. Tu sais bien le nom de ceux que j'embrasse.

(2) Lettre du 21 avril 1802 p.131.
(3) Voir la planche VII : Itinéraires de Lyon à Bourg.

Please cite as “L131,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L131