To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   17 décembre 1802

[1126]Du Vendredi soir [17 décembre 1802]

\Ne t'inquiète pas si je n'arrive que le jour de Noël, ou si mon voyage est dérangé ; il dépend des circonstances qui ne sont pas sûres./ J'ai reçu cette après- dîner la lettre que j'attendais avec tant d'impatience. Je ne m'attendais [pas] aux nouvelles qu'elle devait m'annoncer. Tu ne te feras point d'idée du serrement de cœur que j'ai éprouvé en la lisant. Et l'endroit où tu me dis que tu m'aimes bien m'a bien fait pleurer parce que je sentais que je ne le méritais pas. Tu ne me dis pas tout le chagrin que t'a fait M. Coste. Je l'ai assez deviné. Cependant tout ce qu'il a pu te dire ne change rien à notre position. Maman seule est chargée de le payer. Elle le sait, elle m'en a parlé mille fois et rien ne peut en[1127] faire retomber sur moi la moindre partie. Oh, comment aurais-je pu supporter l'idée de ton chagrin si je ne savais pas que, dans huit jours, je serai à Lyon et que tu auras les 2350 l[ivre]s ! Car l'engagement que M. Coste exige de moi n'est que pour le mettre en sûreté dans le cas où maman, qui s'est seule engagée, viendrait à manquer. Il sait bien que je lui ai laissé la jouissance du domaine de Poleymieux sans aucune discussion pour qu'elle se chargeât de ces dettes. Je vérifierai à Lyon les titres de M. Coste et je m'engagerai, pour le cas[1128] où j'en deviendrais responsable, à proportion de ce qui me reviendrait du domaine. Je sais bien que c'est la seule chose que désire M. Coste ; mais je trouve mal de sa part de profiter des circonstances pour me faire la loi. Que je crains que tu ne regardes pas comme absolument [illisible] \indifférent à notre/ position actuelle tout ce qu'il t'a pu dire ! Rien n'est pourtant plus vrai, ma bonne et trop bonne amie, puisque tu m'aimes encore ! Qu'as-tu dans le cœur à présent à mon égard, voilà ce que je ne saurai que dans huit jours ! Peut-être ne recevrai-je plus de lettre[1129] de toi ? Je sens bien que de tant m'écrire te fatigue ; mais tes lettres sont mon seul bonheur sur la terre tant que je serai loin de toi ! Ta lettre me dit encore que tu es malade. Le mauvais sang que t'aura fait M. Coste y a peut-être contribué. Je suis fâché que M. Petit soit payé. J'aurais voulu qu'il te vît auparavant, examinât précisément ton état et te prescrivît un régime convenable, en spécifiant plus précisément les remèdes qu'il regarde comme les plus propres à hâter ta guérison. Tous les maux te viennent à la fois, ta tatan malade, mal aux dents, inquiétudes de toute[1130] espèce. Ah ! Que je sens bien tes maux, et que je m'en veux de ne pouvoir les soulager ! Du moins je travaille et ce que je gagne à présent te sera utile et à ceux qui ne méritent pas que tu les aimes. Je me trompe, il n'y en a qu'un des deux qui ne t'ait fait que du mal. Le pauvre petit t'a fait quelquefois plaisir. Je gage qu'à présent, quand il te voit triste, il va avec ses petites mains pour embrasser sa maman. Tu me dis qu'il se porte toujours bien. C'est le seul bonheur que tu aies, [illisible] ma bonne amie ; tu en auras d'autres. Dans huit jours, rien ne pourra m'empêcher de toucher l'argent[1131] qui est dans les mains de M. Coste et, dans trois mois, j'espère être du lycée ! Voilà la perspective dont je voudrais que tu t'occupasses ! Depuis que tu me connais, je n'ai fait que te causer des inquiétudes. Au Lycée, mon travail contribuera à t'en ôter, voilà l'idée qui me reste pour m'aider à prendre patience jusqu'à cet heureux moment. Mais toi, ma bonne amie, tu n' as pas comme moi un souvenir de bonheur à opposer aux chagrins qui te poursuivent ! Tu souffres sans en être dédommagée par aucune jouissance, et les malheurs que tu as éprouvés t'en font toujours craindre de nouveaux. Ma Julie, ma[1132] bienfaitrice, c'est là le nom que j'aime à te donner, tes jours ne couleront pas toujours dans la tristesse, tu seras heureuse, oh bien heureuse ! Un jour, j'en suis sûr, tu ne verras plus en moi celui, qui t'a causé tant d'inquiétudes et de chagrins. Tu y verras le père de l'enfant qui fera ton bonheur. Il faut que je te quitte, ma charmante amie ; il faut que je pense à ma leçon de demain matin. J'ai veillé aujourd'hui : ce qu[e] je ne fais plus depuis q[ue] je me lève matin. Au reste, je n'aurais rien avancé d'aller à l'ordinaire me coucher en sortant de table ; auraisje pu dormir avant de t'avoir dit tout ce que je portais[1133] sur le cœur depuis que j'avais lu ta lettre ! J'allais oublier de te parler d'une commission qu'on m'a donnée ; un bout de billet que m'a remis M. Clerc te mettra au fait. Je voudrais bien, si cela était possible, lui rendre réponse avant de partir et je compte partir vendredi de grand matin, ou même jeudi soir. Si cela te donne de l'embarras, il n'y faut pas songer. Tu sens comme je t'embrasse.

A Madame Ampère, chez Mme Carron, maison Simon, rue du Griffon, vis-à-vis de la rue Terraille, à Lyon.

Please cite as “L191,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L191