To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   19 décembre 1802

[1053]Du dimanche [19 décembre 1802]

Ma bonne et charmante amie, je t'avais écrit que j'espérais t'embrasser la veille de Noël ; je n'avais pas fait attention \réfléchi/ que c'était un jour pair et que, par conséquent, il n'y a point ce jour-là de courrier pour Châtillon. Ce qui fait que je ne pourrai te voir que le jour de Noël au plus tôt  ; peut-être ne pourrai-je arriver même que le lendemain ! Il faudrait d'heureuses circonstances impossibles à prévoir pour que je pusse arriver la veille comme je m'en étais d'abord flatté.[1054] Ce que je voudrais bien, c'est que tu ne t'inquiétasses point si tu ne me vois pas arriver le jour où tu m'attendrais ; car je ne sais pas du tout quand ni comment je pourrai partir. Je hâterai le plus que je pourrai ; car, depuis ta dernière lettre surtout, le séjour de Bourg m'est insupportable. Peut-être en recevrai-je une demain qui me donnera de tes nouvelles. Je suis bien en peine de ta santé d'après ce que tu m'as écrit et surtout d'après ce que tu as effacé. \sur ta santé/ Pourquoi, ma bonne Julie, ne me pas dire toute la vérité sur ce que je veux savoir avant tout ?[1055] Promets-moi qu'à l'avenir tu ne me cacheras \laisser/ rien. C'est le moyen que je ne souffre pas encore plus \plus encore/ de mille craintes imaginaires, que de la réalité si je la savais. Ah, ma Julie, qu'il est dur pour moi d'être si loin de toi ! S'il y en avait encore pour plus de trois mois, j'aurais bien de la peine à me résigner à ne pas donner ma démission \si je devais être loin de toi plus de trois mois/. Mais, ma pauvre petite, il y a une raison qui m'empêche d'y penser, je l'ai retrouvée aujourd'hui en relisant tes lettres ; oui, tu as raison, c'est un bonheur pour nous deux que je puisse travailler dans ce moment. J'ai lu ce matin la loi d'organisation des Lycées. Il y a \aura/ une classe[1056] de mathématiques transcendantes qui ne peut être bien faite par aucun de ceux que je sais devoir se présenter avec moi. Dans cette place on n'aura que des mathématiques à professer. Mais, malheureusement, elle sera mieux payée que les autres, et je crains qu'il ne vienne des concurrents de Paris. Tu as, au reste, déjà vu probablement tous ces détails qui se trouvent dans un des numéros du Moniteur. Marsil te l'aura sûrement prêté. Je l'ai lu ici chez les libraires Josserand et Janinet. Quel bonheur, ma charmante amie, si je pouvais y être[1057] placé ! Comme ce seul moment va influer sur notre bonheur ! Quoique je n'en sois pas sûr, je regarde cependant cet heureux événement comme très probable. Je repasse tant que je peux mes mathématiques transcendantes à l'aide des livres que j'ai achetés. Mais j'ai bien peu de moments libres. Ce matin, j'y travaillai depuis six heures et demie, mais, ayant été à la messe à dix heures, les occupations se sont enfilées et je n'ai pas encore pu m'y remettre. Mon projet est de tout ranger aujourd'hui pour que rien n'entrave mon départ. M. l'écuyer m'a aidé à ranger le cabinet. J'ai lu les devoirs de mes[1058] élèves d'arithmétique et j'ai fait un compte de ma recette et ma dépense qui ne diffère que de 14 sous des 12 l[ivre]s juste qui me restent. Encore ne suisje pas sûr d'avoir porté en compte tous les ports de lettres que j'ai remboursés à la Perrin ; je crois être sûr d'en avoir oublié un ou deux ; ainsi mon compte est bien à peu près juste. Tu le trouveras dans cette lettre ; car il m'a semblé que je devais en être tout glorieux. J'ai aussi goûté un grand plaisir à relire une partie des lettres que tu m'as écrites depuis que je[1059] ne t'ai pas vue. Je t'écris maintenant pour finir ma journée de la manière qui me fait le plus de plaisir. Ma Julie, ma Julie, tu ne sais pas comme je t'aime ; non, tu ne le sais pas bien ! Je voudrais être auprès de toi pour être heureux ; mais, s'il le fallait absolument, je me consolerais un peu d'être loin de toi si cela te rendait plus tranquille ; je ne voudrais que ton bonheur. Il est bien loin encore ; m[ais] le printemps en amènera une partie. Nous serons sûrs alors \peut-être sûrs / de la place que nous espérons \aujourd'hui/. Ma bien-aimée, que cette idée est douce ![1060] Comme j'en étais là de ma lettre, on est venu m'appeler pour souper. Je viens te dire adieu et te souhaiter une bonne nuit. Je vais me coucher en pensant à toi. Pochon te remettra mon gilet de pékin et mon pantalon avec cette lettre. Porte-toi bien, ma bien-aimée et aimemoi autant que mon petit ! Je serai content. Baisez-vous \tous deux/ pour moi !

[1061] Recette : Apporté de Lyon 18 l[ivre]s Du gouvernement 420 l[ivre]s 10 s[ou]s Livre vendu 15 l[ivre]s Total : 453 l[ivre]s 10 s[ou]s Dépense : 440 l[ivre]s 26 s[ou]s Reste : 12 l[ivre]s 14 s[ou]s Dépense : Pour mon voyage 9 l[ivre]s 10 s[ou]s Blanchissage en arrivant 3 l[ivre]s 15 s[ou]s Envoyé à Lyon 384 l[ivre]s Eau-de-vie 10. Savon 6. A Benoîte 3. Lettre de Beuchot 18. Lettres de Lyon 1 l[ivre]s 4 s[ou]s Bas raccommodés 1 l[ivre]s 1 s[ou]s Livres achetés 36 l[ivre]s Livres rebrochés 12. Total 440 l[ivre]s 16 s[ou]s

Du mardi [21 décembre 1802] Je rouvre ma lettre et je profite de la place de papier blanc que je me suis procurée en recopiant mon compte pour te remercier de ta jolie lettre que j'ai reçue hier. Madame de Sévigné n'en écrivit jamais de plus jolie \aimables/. Mais tu auras beau être rusée, je trouverai bien le moyen de grappiller de quoi donner des étrennes au tiers et au quart 1. Quand j'irai recevoir[1062] les 2350 l[ivre]s, je pourrai faire ferrer ma mule tout à mon aise. Au reste, si les livres de chimie sont arrivés, je n'aurai pas besoin d'apporter de l'argent parce que j'en serai remboursé en arrivant ; j'espère aussi recevoir bientôt le mois de mon élève de chimie. Et puis enfin il faudra bien qu'on me paye mes honoraires ! J'ai déjà écorné mes 12 l[ivre]s pour payer le port d'une lettre que j'ai reçue de M. Derrion et qui te fera sûrement plaisir ; c'est pourquoi je la joins ici. Ma bonne amie, tu verras que je serai nommé au Lycée. Si tu savais combien mes concurrents sont loin de pouvoir faire un ouvrage pareil *, et tout ce que \d'être ce que je croyais [illisible]/ j'ai découvert là-dessus en causant avec M. Clerc de M. Roux qu'il regarde comme bien moins fort que l'on ne croit et en le sondant lui-même sans qu'il se doutât de mon but ! Adieu, ma charmante amie, ma Julie, mon épouse, ma bienfaitrice, mille baisers.

[1060]A Madame Ampère, chez Mme Carron, rue du Griffon, maison Simon, vis-à-vis la rue Terraille, à Lyon.
(2) Voir la lettre du 17 décembre p. 214.

Please cite as “L192,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L192