To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   8 février 1803

[78] Le Jeudi soir [8 février 1803?]

Je croyais t'écrire hier, ma bonne amie ; mais je n'achevai qu'à la nuit la copie que je faisais de mon petit mémoire sur le calcul des variations. Maintenant que j'en ai deux, je pourrai en garder un et remettre l'autre à MM. Delambre et Villars s'ils viennent à Bourg et si j'en trouve l'occasion. Quand j'eus fini, la main lasse d'écrire, je fus passer la soirée en visite pour la première fois depuis que nous sommes en l'année 1803. Je fus rendre un livre (La langue des calculs de Condillac *) à M. Michallet ;[79] je tombai sans le savoir sur une noce ; Mlle Pauline Michallet avait épousé la veille M. Bujet de Pont de Vaux, où il va l'emmener. Pour la première nuit, je t'assure qu'elle en avait eu son compte ; cela était écrit dans tous ses traits, et j'entendis que sa mère dit à Mme Fontaine, sœur du nouveau marié, qu'elle avait tout le jour cherché à se cacher pour dormir. Ce qu'il y a de plus beau, c'est que, la conversation étant devenue générale et très intéressante, je m'y mêlai et que j'entendis cette même dame Fontaine qui disait à Mme Michallet que j'avais bien de l'esprit ; apparemment,[80] comme il arrive que, quand on a bien froid, on trouve chaud tout ce qu'on touche.

Quoi qu'il en soit de mon esprit d'hier, je m' aperçois qu'aujourd'hui je suis bien bête de te raconter ces fadaises. En tout cas, c'est mon journal. Joins-y que, depuis ma copie, j'ai voulu me bien divertir avant d'entreprendre un autre ouvrage qui me cloue de nouveau sur mes cahiers, et j'ai été aujourd'hui me promener tout seul du côté de Lyon, depuis 1 h[eure] environ jusqu'à 2 h 1/4. Je pensais avec plaisir que je me rapprochais de ma bienfaitrice. La promenade sur des tas de neige était jolie en courant bien ; mais j'ai cru y laisser[81] mes mains, mon nez et mes oreilles, que le vent du Nord mordait comme un chien. J'espérais à mon retour recevoir de tes nouvelles. Ce ne sera donc que pour demain et il faut m'aller coucher sans savoir si tu n'es point plus fatiguée, surtout depuis que le froid est si excessif.

Demain ! Demain ! Viens vite m'apporter une lettre de ma bonne amie ! Bonsoir et bonne nuit, ma Julie, je t'embrasse mille fois.

Du mercredi [9 février] Je n'ai qu'un instant à te donner, ma bonne amie ; c'est le seul doux moment de ma journée. Je vais commencer un nouveau travail ; car c'est le moment d'étudier quand je suis loin de toi. J'ai déjà rassemblé[1400] les papiers que j'ai conservés d'un certain travail entrepris un peu avant d'aller à Bellerive et que je faisais revoir à Périsse ; tu dois t'en ressouvenir. Ce travail était bien fait pour me conduire un jour à la réputation et à la fortune. Quand il ne me servirait jamais de rien, j'aurais toujours gagné les connaissances que j'acquiérerais en y travaillant. J'attends de tes nouvelles aujourd'hui. C'est avec une impatience dont tu ne te fais point d'idée... Enfin je l'ai reçue cette lettre tant attendue ! 1 Comment t'exprimer tout ce qu'elle m'a fait sentir ? Ce serait donc aussi un bonheur pour toi[1401] si nous étions réunis ! C'est moi à qui tu aimes à dire toutes tes pensées ! Voilà tout ce que je puis désirer pour être le plus heureux des hommes. Tu trouves que nous sommes faits pour être ensemble ! Je savais bien qu'il n'y avait de bonheur pour ton mari qu'auprès de toi ; mais je suis content quand tu me dis que je suis utile à ton bonheur. Que ce terrible froid doit te tourmenter ! J'espère qu'il touche à sa fin, car le temps semble un peu plus doux aujourd'hui. Je suis bien aise que le départ des commissaires soit retardé et qu'ils ne viennent que dans quelque temps . Ils[1398] trouveront mes élèves mieux instruits, mon livre corrigé, etc. Je crois, comme toi, que le meilleur sera de prendre un petit appartement à la S[ain]t-Jean ; mais je te dirai plus au long les raisons que je trouve pour ou contre dans six semaines. Car, dans six semaines, je serai pour toujours à Lyon... Je crains aujourd'hui que le courrier parte avant que cette lettre soit à la poste et je ne t'ai pas encore remerciée de ces vers charmants dont je me souviendrai toute ma vie et qui me rappelleront tant de si douces idées.[1399] Est-il possible que tu aies été tentée de ne pas me les envoyer quand tu savais qu'ils me feraient tant de plaisir ? J'espère que vos rhumes iront de mieux en \mieux/, que tu te remettras bientôt. C'est tandis que tu es malade que tu m'écris de si jolies choses ! Oh, comme je t'embrasse !

A Madame Ampère, chez Mme Carron, rue du Griffon, visà-vis la rue Terraille, à Lyon.
(2) Lettre 0214 du 7 février.

Please cite as “L216,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L216