To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   9 avril 1803

[1234]Du Samedi [9 avril 1803]

Je viens de chez Pochon, ma bonne amie, où j'espérais trouver de tes nouvelles. J'ai été trompé dans mon attente ; il venait d'arriver et tu n'avais pas su qu'il partirait cette fois un jour plus tôt pour ne pas se trouver en voyage le jour de Pâques 1. J'en ai reçu mercredi par une petite lettre à laquelle je n'ai pas encore répondu 2. Elles m'ont fait bien plaisir ; j'y vois que tu te portes un peu mieux, et que je suis le seul à présent, parmi ceux que tu aimes, qui te fasse du chagrin. Tu me dis de réfléchir ; je ne le fais que trop, mon esprit n'est plus libre du tout ; à peine puis-je travailler par moment à mon ouvrage ; mais le sujet dont tu me[1235] parles ne peut être traité par lettres, il y aurait trop de choses à dire. Je regarde cette démarche comme la plus importante de ma vie ; elle va étendre son influence sur le reste de mes jours. Puis-je la faire au hasard pour vivre ensuite comme si je ne l'avais pas faite ? Que je me repens pour ta tranquillité de t'en avoir parlé si tôt ! Je devais bien te le dire un jour, mais non pas avant \d'avoir /pris un parti irrévocable. Combien de fois j'ai vaincu le penchant qui m'emportait à cesser de te cacher le seul secret que je t'aie jamais fait ! Peut-être ai-je quelque temps à me reposer près de toi entre ma nomination et le commencement des leçons au Lycée. Tu m'aurais aimé autant que cet hiver et, dans tout ce qui me reste de[1236] ma \vie/ , il y aurait eu quelques instants de bonheur pur. Maintenant j'ai comme perdu cette espérance ; tu ne m'aimeras plus comme avant mon dernier voyage à Lyon, et la cause de mon malheur est d'avoir été pénétré d'une crainte pour ta santé, vraiment extravagante et qui m'avait renversé la tête ce malheureux mardi qui fait dans ma vie une époque si douloureuse ! Tu me vis pleurer toute l'après- dîner  ; mais tu n'as point d'idée de ce que je souffrais. J'ai bien pleuré hier aussi ; je finis par t'écrire une lettre que j'ai déchirée ce matin parce qu'elle t'aurait affligée. Si j'étais sûr que tu m'aimeras un jour autant que si j'étais resté à Bourg, je serais tranquille et je pourrais du moins travailler à mon[1237] ouvrage ; c'est la seule chose dont je puisse m'occuper ici ; car tu conviendras que ce serait bien bête, pour une fois, de donner ma confiance à quelqu'un que je ne devrais jamais revoir, surtout lorsque je ne vois personne qui m'en inspire. Retrouveraije dans ma vie des baisers sur tes lèvres comme ceux que tu me donnas à mon arrivée à Lyon lors de mon voyage des jours gras et tant d'autres fois ? Tu vas me trouver fou de changer ainsi d'idées ; mais ma plume obéit à mon esprit tourmenté d'agitations où je ne comprends rien. Ma Julie, ma Julie, penses-tu à moi à présent ?... Parlons un peu de toi ! Tu me dis dans ta dernière lettre que tu vois bien que tu ne peux pas aller[1238] à la campagne. Qu'il est triste, ma bonne amie, que ta santé ne te permette pas d'en jouir dans \un /des plus beaux moments de l'année ! Quand j'ai mal à la tête à force de m'être tourmenté à retourner de vingt façons toujours inutilement des idées désespérantes, je vais faire un petit tour.

Quelquefois avec une de tes lettres. Je suis tout de suite dans la campagne, où je respire un air si doux. Tous les buissons sont en fleurs ; les prés et les chemins sont d'un si beau vert ! En allant chez Pochon, j'ai passé entre deux haies embaumées de fleurs de mahaleb. Que j'aurais voulu que tu pusses les respirer aussi ! Avoue que le gouvernement avait bien eu raison de[1239] donner un peu de bon temps aux professeurs dans ce joli mois et qu'ils ont été bien dupes de s'engager à continuer sur une vaine espérance dont ils sont tous persuadés aujourd'hui qu'ils ne tireront tout au plus qu'une gratification ; car c'est l'espoir que leur donne aujourd'hui le préfet, sans cependant rien promettre ; il n'est plus question du tout de la prolongation du traitement. M. Clerc a fermé sa classe et donne chez lui des leçons qu'il se fait payer. Les autres continuent comme machinalement. Moi, je les imite parce que je l'ai annoncé à tout le monde[1240] en venant ici et qu'il serait trop ridicule, après tant d'incertitudes, de changer encore de plan. Quand viendra ma nomination me donner un prétexte plausible de quitter, je dirai qu'il m'est ordonné de me rendre à mon poste et je partirai comme si le diable était à mes trousses.

En attendant, pense quelquefois à moi, ma bonne amie, et écris-moi de longues lettres si cela ne te fatigue, pour qu'il y ait au moins quelques doux moments dans ma vie !

Du jour de Pâques Tu jugeras, ma charmante amie, par ce que tu as déjà lu de ma lettre, comme celle que je[1241] viens de recevoir de toi 3 était nécessaire à mon repos. Ils reviendront donc ces moments si délicieux que tu me peins si bien ! Oh, comme je voudrais que ce fût à présent ! Je suis bien résolu à ce que tu continues d'exiger de moi ; mais, décidément, cela ne se peut que quand je serai à Lyon. Tu me connais bien, ma bonne amie ; quelque chose te dit que j'adorerai toujours ma Julie, ce quelque chose n'est pas trompeur ; c'est toute mon existence de t'aimer et d'espérer que rien ne nous séparera plus ; car c'est une chose bien triste d'être toujours loin de la seule personne qu'on ne voudrait jamais quitter.[122] Tout ce que tu me dis relativement à la manière de penser de mon petit est bien vrai : mais j'ai bien le temps de ranger ma tête d'ici là et sûrement je n'attendrai pas d'avoir des instructions à lui donner à ce sujet, pour les suivre pour moi. Pourquoi distu, ma bonne amie, que ta jeunesse est passée ? Est-ce qu'elle ne t' embellit pas de tout ce qu'elle a d' agréments  ? Il ne te manque qu'une santé moins languissante, et j'espère que ce printemps te la rendra, surtout si nous pouvions être ensemble quelques moments à la campagne. C'était le doux rêve que je faisais l'année passée pour les vacances ;[123] c'est celui que je fais à présent pour le mois prochain. Seraije trompé de même ? Ah ! Je le crains bien, en pensant qu'il faut y renoncer si ma nomination ne vient pas d'ici là. Eh bien, tu y iras seule ; je serai loin de toi et je me consolerai en pensant que tu y respires un bon air, et que tu n'as pu revoir ni le petit verger, ni le bosquet du jardin d'en haut, ni l'amandier où tu m'as pleuré, ni tant d'autres endroits peuplés de souvenirs, sans songer à ton ami. Tu m'aimeras toujours, voilà la ligne de ta lettre qui m'a tranquillisé, après m'avoir arraché de bien douces larmes. Car, depuis que j'ai[124] tant de choses sur le cœur, je ne lis plus de lettres de ma Julie sans pleurer. Je suis bien aise que tu n' aies plus d'inquiétudes sur la santé du petit. Peut-être qu'il ne serait pas si exposé à prendre la rougeole dans une de nos deux campagnes puisqu'il y en a tant à Lyon. M. Luc, le professeur d'histoire naturelle, m'a dit ce matin qu'il ne continuerait jusqu'à la fin du mois. Cela me fait plaisir de les voir se démancher ; il me semble qu'ils me rend[ent] de la liberté ! J'ai fait des morceaux détachés pour m[on] ouvrage, mais il n'est pas encore commencé de suite. Il me fallait une liberté d'esprit que je n'avais plus, mais que ta charmante lettre m'a rendue.[125] Comme je t'en remercie, ainsi que de la lettre du petit qui m'a fait tant de plaisir ! Embrassele bien fort de la part de son papa qui l'aime aussi de tout son cœur. Voilà deux jours où je ne donnerai aucune leçon 4 ; je vais les employer à la rédaction de mon ouvrage. Que je serais heureux s'il m'acquérait une réputation qui pût contribuer à ton bonheur ! J'embrasse tout ce que j'aime, comme je t'aime.

A Madame Ampère, chez Mme Carron, rue du Griffon, n° 15, vis-à-vis la rue Terraille, à Lyon.
(2) Pâques, 10 avril.
(3) Lettre 0239 du mardi 5 avril.
(4) Lettre 0240 du 8 avril.
(5) Dimanche et lundi de Pâques.

Please cite as “L241,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L241