To Élise Carron (sœur de Julie)   2 décembre 1804

[1] Paris le dimanche 11 frimaire [2 décembre 1804]

Ma chère sœur, j'écrivis l'autre jour à ta maman et tu as vu sans doute ma lettre ; mais je t'ai promis de t'écrire aussi et je veux tenir ma promesse ; mais je ne te parlerai point de ce qui m'occupe sans cesse, et peut-être plus encore, depuis que j'ai quitté la terre natale. J'ai cru y laisser les pensées que je fuyais et je me suis trompé ; mais il serait trop absurde de t'en entretenir, de renouveler l'impression douloureuse que je te fis éprouver il y a aujourd'hui cinq semaines. Je te parlerai de l'événement du jour. J'ai vu ce matin, placé au coin de la place du Carrousel où Louis XIV donnait ses fêtes, passer en voiture le pape et ensuite Bonaparte qui se rendaient à Notre-Dame pour la cérémonie du sacre. Il y avait peu de foule[2] et un grand calme. J'ai vu une heure après revenir les régiments français qui avaient formé la haie le long de la route. J'en ai distingué un dont le drapeau, tout en lambeaux, avait été déchiré dans les guerres de la Révolution. Je t'écris de ma chambre à l'école Polytechnique ; j'y loge depuis hier ; c'est entre ces quatre murs que ma vie va désormais couler 1. A chaque ligne j'entendais trembler l' atmosphère sous les coups du canon des Invalides, dont l'hôtel est à deux cents pas de l'école. Si tu avais vu ce monument qu'éleva à l'humanité ce grand siècle de Louis XIV, tu saurais de combien de souvenirs il est habité.[3] Il est 3 heures. L'Empereur est à Notre-Dame, et cet instant est probablement celui de son couronnement. Ce soir il passera sur les boulevards, devant les fenêtres de Carron. Je dois y aller et je verrai toute cette pompe !... J'ai vu hier Carron et élisa, tous deux bien portants. Mme Carron se porte bien aussi ; mais elle n'était pas encore levée. Ils [avaient] d[e] bonnes nouvelles de leur dernière petite. Je désire bien en avoir de toi et de ta maman. Si vous êtes encore à S[ain]t-Germain, le froid doit vous fatiguer. Avant-hier il tombait de la neige et du verglas. Le temps est moins rude aujourd'hui : ce qui est bien heureux pour ceux qui sont sous les armes ; ils ne laisseront pas d'avoir[4] bien froid. Adieu, ma chère sœur, je te prie de penser quelquefois à moi si ce souvenir ne te devient pas trop pénible. Jamais les miens ne cesseront donc de me poursuivre. Embrasse ta maman pour moi et dis-lui que mon cœur est aussi plein \pourelle des/ sentiments du meilleur des fils qu'il l'est pour toi \de ceux /du plus tendre frère. A. A.

A monsieur Perisse Marsil \libraire/ grande rue Mercière n°15 à Lyon p[ou]r faire tenir à mademoiselle élize Carron
(2) L'École polytechnique était alors installée provisoirement dans des bâtiments qui dépendent aujourd'hui de la Chambre des Députés, sur la rue de l'Université.

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