To Pierre Maine de Biran   9 février 1806

[1947] Paris le 9 février 1806

\Adresse à Monsieur Maine Biran [illisible] préfet de Bergerac/ En recevant il y a deux jours une lettre de vous, mon cher ami, je m'attendais à un grand plaisir ; mais en lisant ce que vous me marquez de l'affreux malheur que vous venez d'éprouver, j'ai ressenti un sentiment bien contraire : combien vous avez raison dans ce que vous me dites de la nécessité de se résigner à souffrir dans cette vie ! Que je voudrais être auprès de vous pour partager vos peines, pour vous consoler s'il était possible !

Vous me demandez de la métaphysique et vous n'en aurez guère aujourd'hui, mais je me propose d'en écrire bientôt une lettre plus détaillée que je porterai chez M. Romain d'Allemagne lorsqu'il me sera permis de sortir, car quoique je me porte mieux, je suis toujours fort enrhumé, et je n'ai point encore repris mon travail à l'école : on me défend absolument de prendre l'air. Je voulais prier un de mes amis qui me vient voir presque tous les jours de porter cette lettre chez M. Romain, mais j'ai pensé que c'était lui faire faire une course dont je pouvais le dispenser, et je le prierai seulement de la jeter dans la première boîte.

Il n'y a donc plus qu'un point où nous différions essentiellement en métaphysique, et le voici. Vous confondez le sentiment de l'effort et le sens musculaire ; pour moi, ce sont deux choses absolument différentes. Quand je meus mon bras, je rapporte la sensation musculaire au bras, comme une douleur de dents à la mâchoire.[1948] Je sens l'effort dans le cerveau, et je le rapporte, comme les hommes qui ne savent pas ce que c'est que ce cerveau, à l'intérieur de la tête. C'est cette impression toute intérieure et purement cérébrale, ou si vous voulez réfléchie, produite par le mouvement excité dans le fluide nerveux par la force hyper-organique et non par le nerf t \b/rachial, qui constitue le Moi. Qui jamais s'est avisé de placer son Moi, son être voulant \dans /le membre qu'il meut actuellement et auquel il rapporte la sensation musculaire ? Cette impression produite sur le cerveau par l'action immédiate de l'âme, permanente pour nous dans l'état de veille, devient si familière qu'on l' aperçoit à peine quand on y fait peu d'attention. Mais au moindre retour sur moi-même, je la sens très distincte de toutes les impressions qui viennent, de même que la sensation musculaire, des organes par l'entremise des nerfs. Au lieu d'être, comme elle, excitée par la force interne agissant sur le cerveau, la sensation musculaire, qui vient au cerveau par le nerf brachial, est à cet égard dans le même cas que toutes les autres. Comme elles, elle est nécessairement rapportée hors de l'effort, par cela même qu'elle vient par un nerf et qu'elle est, par ce nerf, transmise au cerveau d'un autre organe\au cerveau/, cette sensation musculaire serait éprouvée sans moi, par un enfant dont on secouerait le bras avant qu'il eût agi. En quoi la sensation musculaire est-elle donc remarquable ? En ce que, lorsqu'ensuite on vient à agir volontairement, on sent à la fois l'impression d'effort qu'on excite immédiatement dans le cerveau, et cette sensation hors de l'effort, et qu'en[1949] même temps que ces deux impressions sont présentes l'une hors de l'autre, on aperçoit entr'elles le rapport de causalité, qui constitue le premier terme, (l'impression d'effort), cause, et le second terme, (l'impression musculaire), reportée par le nerf brachial au cerveau, effet. De là notre idée qu'une chose est cause d'une autre. La causalité est ce rapport aperçu entre les deux termes que nous nommons cause et effet ; et un rapport ne peut être aperçu qu'entre deux termes présents, l'un hors de l'autre, à l'entendement.

Quand l'effort a pour but d'augmenter un mouvement cérébral, ce qui est le cas de ce qu'on nomme attention, il n'est plus hors de son effet ; car ce sont deux impressions sur le même point du cerveau, l'une venant par le nerf, l'autre produite par la force hyper-organique. Suivant la loi générale, ces deux impressions doivent se confondre en une seule. C'est ce qui m'arrive constamment ; je ne sens pas plus mon Moi distinct, quand je fixe mon attention sur une conception quelconque, que dans les autres efforts que j'exerce sur le système musculaire. Plus je concentre ainsi mon attention, plus je perds mon Moi ; c'est là un fait que j'ai vérifié nombre de fois depuis vous. Il faut l'expliquer dans toute autre théorie ; mais, dans la mienne, c'est une conséquence nécessaire de la loi universelle de la distinction des impressions faites sur des points différents du cerveau, tellement que, s'il n'en était pas ainsi, ce serait cette unique exception qui me paraîtrait bien difficile à expliquer.

Vous ne pouvez plus dès lors me demander si, quand un autre homme contrarie mon effort, j'ai la perception immédiate d'une force étrangère à la mienne. C'est me demander si, outre la sensation musculaire qui résulte du mouvement qu'il imprime à mon bras je sens, hors de cette sensation, l'impression de son âme sur son cerveau, impression que lui seul peut percevoir. Mais comme, quand je me donne des sensations musculaires, je sens, hors de ces[1950] sensations et dans mon cerveau, un effort que je reconnais pour la cause de ces sensations, et que je ne sens rien de pareil quand un autre homme, que d'ailleurs je ne vois ni ne touche de l'autre main, meut un de mes membres, je suis porté naturellement à hypothétiser à la fois, et un effort analogue au mien, hors du mien, et des sensations musculaires que cet homme me fait éprouver, et un rapport de causalité entre cet effort hypothétique et ces sensations musculaires.

Vous voyez aussi d'après cela que je rejette d'avance toute la théorie de M. Engel, sans l'avoir lue. Je vois par ce que vous m'en dites qu'il prend l'idée de cause dans la sensation musculaire portée au cerveau par les nerfs, et non dans cette autre perception, ou, si vous voulez, aperception , de l'action immédiate de l'âme sur le cerveau, et de la modification ou mouvement qu'elle y produit.

Si celle-ci n'est éprouvée d'abord que quand il y a mouvement volontaire, c'est que l'enfant n'agit jamais sur son cerveau, simplement pour agir sur lui, mais toujours pour transmettre cette action au membre qu'il veut mouvoir. Actuellement nous sentons cet effort exerçons et sentons cet effort, même dans le repos, pourvu que nous soyons éveillés.

Voilà, mon cher ami, des idées que je vous soumets, quoique mes réflexions à cet égard ne me laissent plus de doute. Ayez bien soin de votre santé ; cherchez des distractions à vos pei[nes] dans la métaphysique ; rien n'est plus nuisible que de s'abandonner à sa douleur, et je crois éprouver d'ici toute celle que vous devez ressentir. Je vous embrasse de toute mon âme, et ferai vos commissions pour nos amis les métaphysiciens, dès que je pourrai sortir. J'attends la lettre que vous me promettez avec la plus vive impatience. A. Ampère

Please cite as “L263,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L263