To Pierre Maine de Biran   2 novembre 1805

[18] Lyon le 2 9bre [novembre] 1805 ?

Vous avez sans doute été surpris, Monsieur et cher ami, de n'avoir point encore reçu de réponse à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Un petit voyage que j'ai fait dans le Forez, le jour même où je l'avais reçue, et dont je ne suis revenu que ce matin, en est la cause.

Je l'ai lue deux fois avec la plus grande attention, j'ai discuté une partie des réflexions qui y sont contenues avec deux hommes que je regarde comme assez forts en métaphysique. L'un \d'eux, /genevois et grand partisan de Kant,[19] qu'il ne suit pas pourtant en tout, est celui dont les idées se rapprochent le plus des vôtres ; et d'après cette discussion et ce que vous me dites dans votre lettre, je vois qu'il n'y a plus entre nous que des questions de mots. Nous sommes d'accord, à ce qu'il me semble : Que divers mouvements , tels que ceux qui ont lieu lors de la sensation, pourraient s'exécuter dans les organes sensitifs ou le cerveau sans que l'âme en fut nullement modifiée ; mais alors, ce serait pour elle absolument[20] comme s'ils n'avaient pas lieu ; Que l'âme, sans avoir agi, ni avoir, par conséquent, en aucune sorte, le sentiment du Moi, est modifiée par ces mouvements , en affections et en images distinctes et coordonnées ; Que ces affections, et plus encore les images, sont l'occasion à l'âme d'agir volontairement, et de sentir ce que j' appelle le Moi phénoménal. C'est là une impression bien différente de toutes les autres, en ce qu'elle est[21] la seule immédiatement produite par la volonté. Cette impression se place hors des images déjà existantes, comme cellesci se sont placées hors les unes hors des autres ; et ce n'est qu'en considérant les choses de cette manière que l'on peut expliquer comment, toutes nos impressions existant réellement dans le Moi nouménal, ou dans l'âme qui n'est connue que par une hypothèse explicative, il arrive que toutes nos impressions sont placées hors du Moi phénoménal.[22] Il me paraît que vous aviez d'abord confondu les deux premiers [illisible] \des trois états que je viens de décrire,/ et que c'est pour cela qu'il vous [illisible] \arrive encore souvent/ de faire abstraction du second, [illisible] \celui où/ l'âme éprouve des affections et des images sans sentir d'effort, parce qu'elle n'en exerce pas encore.

Or, il me semble évident qu'il est contradictoire que l'âme arrive au 3me état sans passer par le second, qui est composé des circonstances intellectuelles préalablement[23]nécessaires à l'exercice de la volonté et, par conséquent, à la conscience. Je crois donc que vous devez mettre tous vos soins à signaler ce second état, qui est celui de l'entendement des animaux, et à le distinguer avec autant de soin du premier état que du troisième.

N'est-ce pas maintenant une question de mots de savoir si l'on doit appeler connaissance ce second état, le premier où l'âme soit modifiée ? Cela ne dépendil pas uniquement de [illisible] la définition[24] qu'on donnera de ce mot connaissance  M. Roux, \ce genevois dont je viens de vous parler,/ est à cet égard de votre avis ; il dit qu'il se passe un si grand changement dans l'âme à l'instant de la naissance du Moi phénoménal, que cela l'élève tant dans l'échelle de l'intelligence, que l'on doit n'appeler nos modifications connaissances qu'à dater de cette époque. Mais il pense comme moi qu'il est indispensable de fixer avec le plus grand soin les circonstances intellectuelles qui la précèdent ;[25] ces circonstances sont aussi importantes au moins, et aussi nécessaires pour la production du sentiment d'effort, que les circonstances organiques, les seules que vous eussiez d'abord considérées.

La nécessité où vous êtes (si vous voulez ne pas continuer à faire sortir ce sentiment de pures circonstances organiques qui sont évidemment insuffisantes) de parler de l'état de l'âme où, avant le Moi, elle se trouve identifiée avec des affections ou des images, exige que[26] vous disiez que, dans ce cas, ces images son t aperçues par l'âme, quoique, n'ayant pas de Moi, elle ne sache pas elle-même qu'elle les aperçoit. Sans cela, vous confondrez cet état avec celui où l'âme ne serait nullement modifiée par les mouvements cérébraux, et vous retomberiez dans le cercle vicieux où vous vous étiez placé dans votre premier mémoire.

M. Roux, qui admet comme vous qu'avant le Moi, les[27] images ne sont pas des connaissances, n'a pas voulu me croire quand je lui ai dit que vous répugniez à dire que ces images étaient, avant le Moi, aperçues par l'âme. Tous ceux que j'ai consultés à cet égard, comme si c'était moi qui avais làdessus quelques difficultés, ont tous pensé que, dans le sens donné universellement au mot apercevoir, l'âme aperçoit les images qui lui sont présentes, avant qu'elle aperçoive en outre son Moi. Il y a donc des choses[28] aperçues par l'âme sans l'être par le Moi. Il est évident que dans le même cas, on doit dire que l'âme exerce la faculté de sentir, quoiqu'elle ne puisse pas savoir qu'elle l'exerce, parce que le Moi ne peut naître que par l'exercice d'une autre de ses facultés, celle de vouloir.

Vous me dites que l'idée du Moi ne diffère pas de celle de causalité. N'auriezvous point confondu ces deux mots cause et causalité ? Le Moi est senti comme cause ; la causalité n'est que le rapport de[29] dépendance aperçu entre les deux termes auxquels nous donnons, en vertu de cette dépendance, les noms de causes et d'effets ; l'effort est donc la cause et non la causalité.

La permanence du Moi n'exige pas un effort permanent senti ; il suffirait que cette impression laissât un souvenir, que l'habitude de l'éprouver souvent rendrait extrêmement familier. Cela m'expliquerait comment il arrive que je perde le Moi toutes les fois que je m'applique fortement à des idées abstraites. Ce que[30] j'ai vérifié encore plusieurs fois depuis que je suis ici, ce souvenir cédant comme tout autre à la forte attention que je donne alors à d'autres idées.

Voilà une lettre déjà bien longue, et que la métaphysique a toute remplie ; j'espérais que quelques pages du moins en seraient employées d'une manière moins sèche, mais comme j'espère vous embrasser dans quinze jours, puisqu'il faut que je sois à l'école au plus tard le 1r. frimaire, je remets quoiqu'à regret à cette époque de vous témoigner toute la reconnaissance que je ressens de l'amitié que vous[31] voulez bien avoir pour moi. Celle que vous m'avez inspirée dès que j'ai eu le bonheur de vous connaître me donne des droits à la vôtre, je désire indéfiniment que l'occasion se présente de vous aider dans l'impression de votre ouvrage, mais je crois qu'il vaudrait mieux pour lui donner un plus haut degré de perfection, que vous pussiez en revoir vous-même les épreuves. Vous verrez qu'il y a toujours quelques mots à changer, et il n'y a que l'auteur qui puisse faire ces changements . Au reste nous en parlerons à loisir quand je serai à Paris, ce qui ne saurait[32] beaucoup tarder. Je suis sûr qu'il nous suffira de quelques conversations pour être parfaitement d'accord sur tout. J'ai aussi apporté quelques modifications à la manière dont j'arrangeais les éléments de l'intelligence et de l'activité de l'hom[me,] d'après mes discussions av[ec] les métaphysiciens dont je [vous] parlais tout à l'heure, e[t ils] nous ont je crois encore rapprochés. Au reste cette le[ttre] n'est déjà que trop long[ue, et] nous en parlerons quand je serai à Paris. J'ai trouvé tout ce qui m'intéressait ici en bonne santé, mais je me convaincs tous les jours par expérience, que notre[33] bonheur dépend de nos propres dispositions, et celles où je me trouve à l'aspect de ce pays sont bien pénibles. J'aspire à présent à retourner à Paris, surtout dans l'espérance de vous y retrouver. Votre ami pour la vie, A. Ampère

A Monsieur Maine Biran, Conseiller de préfecture du département de Périgueux, rue Mazarine n°20 à Paris.

Please cite as “L280,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 24 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L280