To Pierre Maine de Biran   21 mars 1806

[828] Paris le 21 mars [1806]

J'ai tant de reproches à me faire, mon cher ami de n'avoir pas encore répondu aux deux lettres que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire, et que j'ai reçues à peu d'intervalle l'une de l'autre, que la seule excuse que je puisse offrir à votre amitié est l'état où a été mon âme depuis près de deux mois. Maintenant que je nage dans le bonheur qu'aucune expression ne peut rendre, et celui que j'éprouve et celui qui va remplir tout le cours de ma vie, je songe avec le sentiment pénible du remords que, tandis que je souffrais des peines affreuses à la vérité, mais que je devais reprocher à ma[829] faiblesse, je négligeais de vous procurer par mes lettres quelques consolations au chagrin dont vous étiez accablé. Il ne s'est pas passé un jour, depuis la première de vos deux lettres, [illisible] \sans que je fisse /le projet de vous écrire le lendemain. Pas un jour qui ne m'ait été ravi par quelque révolution dans ma position sociale et morale, ou marqué par un violent chagrin ou le retour de l'espérance. Mon ami, après tout ce que j'avais souffert du malheur dont j'ai été frappé il y a 3 ans, je n'aurais jamais cru que l'amour put renaître dans mon âme, et lui faire éprouver une seconde fois les mêmes transports. Cette passion remplissait mon cœur dès le temps où j'eus le bonheur de faire[830] connaissance avec vous ; mais ce secret n'était connu que de moi seul, et les obstacles que je prévoyais à l'événement qui aurait pu me rendre tout ce que j'avais perdu, obstacles que rien ne semblait pouvoir surmonter, m'avaient déterminé à l'ensevelir dans un silence éternel, et à me vaincre en évitant l'objet et ne m'occupant que d'idées abstraites. Je ne vous dirai [pas ]quels événements presque miraculeux ont changé cette résolution, comment l'amitié de M. Degérando 1 a levé tous les obstacles en faisant créer pour moi une nouvelle place au Bureau consultatif des Arts et Métiers composé déjà de MM. Montgolfier, Molard et Gay Lussac, et en obtenant l'aveu des parents de celle que[831] j'aimais 2. Il fallait tout le zèle de l'amitié pour réussir à cet égard  ; il me l'a montré au plus haut degré, et le succès l'a couronné. Les paroles sont données, et bientôt je n'aurai plus rien à désirer sur la terre. Mon ami, pourquoi faut-il que ma félicité soit troublée par la pensée de vos chagrins ? Elle me poursuit au milieu de mon bonheur. Donnez-moi de vos nouvelles, je vous en conjure ; mais, après tant d'agitations, vous concevez que je ne puis pas même comprendre une idée métaphysique. Je ne répondrai à vos deux lettres que quand je serai capable de les relire. Maintenant toutes mes journées sont remplies d'un seul sentiment,[832] d'une seule idée ; elles se passent toutes : Quelques heures à la voir, le reste à l'espérer. Vous devez trouver ce que vous venez de lire bien surprenant. Vous ne reconnaissez plus en moi ce subtil métaphysicien qui, tandis qu'il voulait analyser jusqu'aux sentiments , se laissait entraîner à la plus violente passion. Mais que ne pouvez-vous lire dans mon âme ceux que vous m'inspirez, vous reconnaîtriez toujours votre ami. C'est une singulière expérience métaphysique que tout ce que j'ai éprouvé à cet égard. Quelles lumières elle donnerait sur la nature de l'âme humaine à celui qui aurait pu en voir toutes les circonstances sans être à la fois juge et partie !

Je suis obligé de finir cette lettre, je brûle d'impatience que vous l'ayez lue. Pas un moment de[833] liberté pour recueillir mes idées, et d'ailleurs en serais-je capable ? Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de tout mon cœur.

à Monsieur Maine Biran, sous-préfet de Bergerac à Bergerac. Dép[artemen]t de la Dordogne
(2) Degérando, membre de l'Institut, Secrétaire général du Ministère de l'Intérieur (1772-1842). Son Histoire comparée des systèmes de philosophie a paru en 1804 en trois volumes in-8° et a eu une seconde édition en quatre volumes en 1823.
(3) Le 23 mars 1806, Ministère de l'Intérieur. Décision du Ministre. « Vu la proposition faite par le Secrétaire général de créer une nouvelle place de membre du Bureau Consultatif des Arts et Manufactures, le Ministre de l'Intérieur arrête : ARTICLE PREMIER – Le Bureau consultatif des Arts et Manufactures sera désormais composé de quatre membres recevant un traitement, dont un remplira les fonctions de secrétaire pour la rédaction des avis –Art. 2 – M. Ampère, répétiteur à l'École Polytechnique, membre de l'Académie de Lyon, est nommé membre du Bureau consultatif et remplira les fonctions de secrétaire. – Art. 3 – Son traitement courra à dater du 1er avril prochain. » – Signé Champagny. Pour expédition conforme, le Secrétaire général du Ministère Degérando. En apostille : Je consens avec beaucoup de plaisir à ce que me demande M. Degérando, persuadé que l'homme qui a obtenu son estime et son amitié à un tel point ne peut qu'honorer l'emploi qui lui sera donné. Champagny.

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