Cher Bredin, je réponds bien tard à cette lettre pleine d'une si profonde amitié. Mon sort est fixé ; il m'attache à Paris, c'est-à-dire loin de vous. Cette idée trouble mon bonheur, mais aucune affection ne pourra diminuer celle que vous m'inspirez. Plus le cœur s'ouvre à des sentiments tendres, plus ceux qui le possédaient déjà lui deviennent chers.
Vous vous emportez, je crois, bien mal à propos contre cette pauvre métaphysique ; elle m'a rendu quelquefois la paix et le repos de l'âme et me paraîtra toujours un sujet trop digne d'étude pour l'abandonner. Au reste, soyez content, je ne puis m'en occuper maintenant : mes journées se passent sur d'arides calculs qui dessèchent l'esprit. Comment le sentiment religieux, qui a été assez exalté en moi, s'est-il presque éteint ? Pourquoi l'incertitude l'a-t-elle remplacé ? Je n'en sais rien. J'en souffre, mais c'est un mystère que toute la métaphysique du monde ne peut expliquer. Parfois je sens renaître mes anciennes idées, les doutes disparaissent ; c'est alors qu'il me faudrait de longues conversations avec vous. Il y a quelques jours, l'admirable chapitre XXXVII du troisième livre de l'Imitation * m'avait fait grand bien ; lisez-le, je vous en conjure ! Après cette lecture, je vous ai écrit une lettre que je me repens d'avoir détruite. Quelle malheureuse faculté que l'imagination ! Comme elle agite et tourmente la vie ! Flotter entre les pensées les plus contraires et d'un jour à l'autre juger évident ce qu'on était si loin de croire la veille, voilà la situation d'esprit que m'a faite l'absence de ma mère, de mon fils, de mes amis, et tous mes souvenirs chers et affreux !
Enfin, mon mariage est arrêté ; les paroles sont données. Je vois tous les soirs Mlle Potot 1. Dans nos entretiens, son cœur semble avoir deviné le mien ; elle me préfère, dit-elle, à ce que le monde appelle un brillant parti. C'est M. Degérando qui a tout fait. Que j'aurais voulu vous avoir près de moi et vous confier mes anxiétés ! Mais plus de craintes aujourd'hui, je veux croire à une félicité certaine. Adieu, nous nous aimerons malgré la distance et le temps. Peut-être un jour serons-nous réunis et la fin de nos existences pourra se confondre. Adieu. A. AMPÉRE
Please cite as “L291,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L291