To Claude-Julien Bredin   26 avril 1806

[26 avril 1806]

Cher Bredin, je réponds bien tard à cette lettre pleine d'une si profonde amitié. Mon sort est fixé ; il m'attache à Paris, c'est-à-dire loin de vous. Cette idée trouble mon bonheur, mais aucune affection ne pourra diminuer celle que vous m'inspirez. Plus le cœur s'ouvre à des sentiments tendres, plus ceux qui le possédaient déjà lui deviennent chers.

Vous vous emportez, je crois, bien mal à propos contre cette pauvre métaphysique ; elle m'a rendu quelquefois la paix et le repos de l'âme et me paraîtra toujours un sujet trop digne d'étude pour l'abandonner. Au reste, soyez content, je ne puis m'en occuper maintenant : mes journées se passent sur d'arides calculs qui dessèchent l'esprit. Comment le sentiment religieux, qui a été assez exalté en moi, s'est-il presque éteint ? Pourquoi l'incertitude l'a-t-elle remplacé ? Je n'en sais rien. J'en souffre, mais c'est un mystère que toute la métaphysique du monde ne peut expliquer. Parfois je sens renaître mes anciennes idées, les doutes disparaissent ; c'est alors qu'il me faudrait de longues conversations avec vous. Il y a quelques jours, l'admirable chapitre XXXVII du troisième livre de l'Imitation * m'avait fait grand bien ; lisez-le, je vous en conjure ! Après cette lecture, je vous ai écrit une lettre que je me repens d'avoir détruite. Quelle malheureuse faculté que l'imagination ! Comme elle agite et tourmente la vie ! Flotter entre les pensées les plus contraires et d'un jour à l'autre juger évident ce qu'on était si loin de croire la veille, voilà la situation d'esprit que m'a faite l'absence de ma mère, de mon fils, de mes amis, et tous mes souvenirs chers et affreux !

Enfin, mon mariage est arrêté ; les paroles sont données. Je vois tous les soirs Mlle Potot 1. Dans nos entretiens, son cœur semble avoir deviné le mien ; elle me préfère, dit-elle, à ce que le monde appelle un brillant parti. C'est M. Degérando qui a tout fait. Que j'aurais voulu vous avoir près de moi et vous confier mes anxiétés ! Mais plus de craintes aujourd'hui, je veux croire à une félicité certaine. Adieu, nous nous aimerons malgré la distance et le temps. Peut-être un jour serons-nous réunis et la fin de nos existences pourra se confondre. Adieu. A. AMPÉRE

(2) M. Potot père était, d'après le contrat de mariage de sa fille, membre de l'Académie de Lyon et de la « Société d'Agriculture et Arts libres de la même ville. » Sa femme était née Anne Commarmond. La fille Jeanne-Françoise Potot, dite Jenny, avait en se mariant 26 ans. Ce mariage d'Ampère et les misères qui en résultèrent pour lui absorbèrent toute l'année 1806. La famille de Lyon n'avait pas mal accueilli l'aventure. Le 21 mai 1806, Périsse-Marsil écrit qu'il a été chercher à Lyon l'acte de baptême de Mlle Potot et félicite Ampère de son remariage. Le 23 juillet 1806, Joséphine Ampère écrit à son frère qu'elle croit déjà remarié : La maman t'aime de tout son cœur, ainsi que sa nouvelle fille qu'elle embrasse bien tendrement. Le 6 septembre 1806, un mois après le mariage, la mère d'Ampère écrit à son fils : ... Nous reçûmes jeudi le 4 septembre la lettre où tu me parles de M. Dorlit, où il n'y avait pas un mot de ma fille. Ta sœur chercha une raison à ce silence ; elle prétendit que vous arriviez pour nous surprendre ; cette idée nous fit un plaisir que tu peux t'imaginer... Tous les châteaux en Espagne se sont évanouis par ta lettre du 1er septembre... Oui, ma chère fille, vous avez fait et faites le bonheur de mon fils. Combien je dois vous aimer ! Que je serais heureuse si les idées de votre sœur [Joséphine] se réalisent et que je puisse vous voir et vous témoigner toute ma tendresse !... Tu ne me laisseras pas, mon cher ami, dans l'inquiétude de savoir ta chère Jenny malade...

Please cite as “L291,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L291