From Claude-Julien Bredin   30 avril 1806

[231] 30 avril 1806

Ô mon ami, que je vous dois de remerciements pour vos deux dernières lettres ! J'avais besoin d'apprendre que cet état de trouble, qui se peignait d'une manière si alarmante dans tout ce que vous m'écriviez, est enfin terminé. Je ne vous ai pas laissé voir les inquiétudes que votre exaltation me donnait. Vous étiez assez malheureux ; mais vous pourriez vous en faire une idée si, à cette heure que vous êtes calme, vous aviez vos lettres sous les yeux. Ces terribles lettres étaient énigmatiques pour moi. Je ne pouvais concevoir ce qui causait un tel désordre dans vos idées. Je soupçonnais bien que l'amour était là pour q[uel]que chose ; mais je n'en étais guère plus avancé ; car un amour ne ressemble pas touj[ours] à un autre amour. Ce qui m'intéressait le plus était ce que je pouvais le moins deviner : si cette ardente passion devait vous rendre heureux ou malheureux. Je voyais que vous étiez près du désespoir et je n'avais aucun moyen de conjecturer les résultats de cette crise.

Et encore ai-je lu et médité plusieurs de ces douloureuses lettres sans reconnaître que l'amour causait vos maux, et les dernières ne m'avaient donné que de légers soupçons 1.

Enfin tout est changé. Vous voilà au comble de vos vœux ! Vous avez trouvé le repos et le bonheur ! Je partage d'autant plus vivement, vos joies que je sais par expérience combien sont vives celles qu'on goûte après les tourments dont vous sortez. Je vous devais, cher ami, à vous plus qu'à personne au monde, ces sentiments si vifs et si doux à la fois qui [illisible] remplissaient mon cœur quand vous m'eûtes arraché à ces chagrins d'autant plus[232] violents qu'ils étaient concentrés.

Je me livre aux plus douces espérances. Je ne connais pas, à la vérité, l'objet de vos tendres affections ; mais vous dites qu'elle a compris votre cœur ; je n'ai pas besoin d'en savoir davantage. Je ne vous dissimulerai pas que toutes mes pensées n'ont pas également été pour l'espérance. Je connais trop la force de votre imagination et votre penchant à l'illusion pour n'avoir p[as] eu q[uel]qu[e]s craintes en apprenant tout à coup q[ue] v[ou]s étiez sur le point de contracter une liaison de cette nature. Mais tant de considérations qu'il serait trop long de rapporter ici m'ont rassuré.

La femme que vous aimez tant sera bien heureuse. Elle aura le meilleur et le plus tendre des époux. Quel cœur elle possède ! Mais, mon cher ami ! Au nom de Dieu, défiez -vous de vous-même ! Redoutez les écarts de votre imagination ! En vérité, je tremble quand je songe combien un homme qui a de si grandes qualités pourrait facilement devenir — quoi, un mauvais mari ? non, jamais ! mais combien il pourrait causer de chagrins à sa femme. J'espère que ceci ne troublera pas la félicité dont vous jouissez. Je regarde cette époque de votre vie comme le moment d'une grande révolution dans votre être moral. Il est très important que vous la dirigiez bien. Vous savez que, dans toutes sortes d' affaires , il s'agit surtout de saisir les occasions ; une fois manquées, elles ne se retrouvent plus.

Vous voilà rendu au bonheur ! Jouissezen ! Savourez-le dans toute sa plénitude ! Mais[233] surtout attachez-vous-y ! Ne le laissez pas échapper encore une fois ! Fondez-le sur des bases solides !

Tâchez de bien vous persuader que le bonheur n'est vrai et durable que pour une âme calme et paisible ! Ressouvenez-vous que le bonheur est un état sérieux ! [illisible] Ne vous scandalisez pas! Ne croyez pas que je vous propose de devenir un homme froid et glacé ! Je sais qu'heureusement cela est impossible !

Ne croyez pas non plus que je veuille vous engager à modérer les transports de votre amour ! Non, Ampère, ce n'est pas l'amour que je crains pour vous. Au contraire ! Ce n'est pas votre cœur que je redoute. Votre cœur, si aimant, si pur, si excentrique, ne peut que vous conduire au bonheur. Suivez toutes ses inspirations ! Mais, pour les suivre, il faut les écouter dans le calme des autres passions.

Mon ami, je crois vous bien connaître. Vous êtes facile à entraîner. Redoutez plus que la mort ces autres passions ! Si vous les écoutez le moins du monde, vous avez tout à craindre. Rappelez-vous Ulysse et les Sirènes ; attachez-vous à votre Jenny comme lui au mât de son vaisseau ! Liez-vous par les liens de l'amour et de toutes les douces affections ! Alors seulement, alors, je ne craindrai plus les Sirènes à la voix douce et séduisante.

Il me semble vous voir lever les épaules et dire :Le pauvre homme est devenu fou. Ai-je besoin de ses exhortations ? Est-ce qu'il y a quelque place dans mon cœur pour ces autres passions ? etc..[234] Je sens bien que toutes vos facultés sont fixées à ce seul point. Mais prenez garde ! Je sais bien que votre cœur ne se détachera pas de luimême. Aussi une passion étrangère, qui attaquerait votre amour, ne me donnerait pas le moindre souci. J'ai une métaphysique bizarre, mais très commode en ce qu'elle s[e] prête à toutes mes idées. Je reconnais, par exemple, des passions du cœur, des passions de la bête, des passions de l'imagination et des passions [illisible] du cerveau. Je vous répète ce que je viens de vous dire en d'autres termes : je n'ai point je n'ai pas la moindre inquiétude sur vous par rapport aux passions du cœur ni à celles de la bête ; mais je crains les deux autres sortes de passions, celles de l'imagination et celles de la tête. Je les crains d'autant que je sais combien [illisible] ces sirènes sont adroites à s'emparer du trône des affections du cœur, et cela d'une manière imperceptible eu sachant leur imposer silence.

Dites, tant que vous voudrez, que je suis un homme déloyal de tomber sur un ennemi battu. Plût à Dieu qu'il fût si bien battu qu'il n'en revînt pas ! Comme je le crains encore et qu'il pourrait bien se relever, je n'ose pas le maltraiter au gré de ma haine. Tout renversé qu'il est, je le respecte (un peu). Cet ennemi redoutable c'est la métaphysique. Je finis là les mauvaises plaisanteries ! Mais je vous conjure de vous dépouiller de certains préjugés que vous ont donné vos dissections métaphysiques. Je regarde certaines idées que vous avez sur la puissance de quelques[235] facultés comme très contraires à votre bonheur. Non seulement je reproche à la métaphysique d'être une poésie sèche et aride, une posée qui a tous les inconvénients de la poésie ordinaire sans en avoir les charmes. Des charmes elle n'en a que trop, c'est la sirène qui me fait le plus trembler p[ou]r vous. Je reproche particulièrement à cette terrible science d'avoir infiniment nui à votre raison. Je n'ai pas le temps de développer mes idées. Ce bavardage n'est déjà que trop long. J'ai cru remarquer que vous tendez singulièrement à regarder l'homme comme étant invinciblement poussé à telle ou telle détermination par son organisation, son tempérament etc, etc. Il m'a paru que vous restreignez trop la liberté morale. Vous prenez pour la nature originelle de l'homme, ce qui n'est qu'une funeste habitude. Je ne puis pas, cela m'est impossible, je suis entraîné, je voudrais bien, j'ai souvent voulu. etc, etc. Voilà des expressions dont vous faites ce me semble un étrange abus. Rapellez -vous notre entretien sur le rocher de Pierre Scize. Réfléchissez la dessus quand vous serez calme et rassasié des émotions vives que vous procurera votre nouvel état. Vous voyez que je vous propose des recherches de métaphysique .

Ô mon ami, vous voilà heureux ! Fondez votre bonheur sur des bases solides, bâtissez sur le roc. Retournez à ces grands[236] et généreux sentiments religieux. L'occasion est favorable. L'amour et la religion vont si bien ensemble. L'amour ouvre le cœur aux élans, aux inspirations [illisible] sur naturelles. L'amour conjugal est une branche de l'amour de Dieu. Ne séparez pas la branche du tronc, si vous ne voulez pas qu'elle se fane. Une branche coupée ne porte jamais de bons fruits.

Vous m'avez rendu heureux que ne pui-je vous rendre heureux [illisible] tout. Mais rendez-vous heureux ; rendez heureux votre compagne. Mais voyez-bien le bonheur, ne le confondez pas avec toutes les niaiseries que le monde vante.

[illisible] tous les jours je vois que les idées religieuses sont le vrai bonheur. Grognieux vous l'avez connu, et bien vous ne le reconnaîtriez plus.

Bon Ampère Vous avez toujours le temps de vous occuper du bonheur des autres. Vous me demandez des nouvelles du châtelain, avant-hier il a causé avec le père de sa Jenny tout va bien il est probable que dans un mois son temps d'épreuve sera[237]fini.

Barret de l'Argentière a passé quelques jours ici et rien ne manque à sa félicité. Il marche pas dans la route de la perfection.

M. D'Ambérieux est ici il vous a écrit, vous ne lui avez pas répondu.

Bonjour vous a écrit, vous ne lui avez pas répondu. Roux se porte bien. Tous vous a[iment] toujours.

Vous m'avez tant recommandé le secret, cependant un de nos amis, à qui vous n'avez pas écrit m'a dit ce soir devant tout le monde : Comment, vous ne savez pas qu'Ampère se marie ? Ou si vous le saviez, pourquoi ne nous l'avez vous pas dit, homme mystérieux et vous êtes bien étourdi. Ou les raisons de discrétion n'existent plus. J'ai demandé le secret, il sera gardé.

Adieu mon cher ami, je suis forcé de finir écrivez-moi souvent. Cl[aude] Bredin.

[238]A Monsieur Ampère, répétiteur d'analyse à l'École Polytechnique, à Paris, rue du f[au]b[ourg] Poissonnière, n° 12
(2) Il s'agit du malheureux remariage d'Ampère avec Jenny Potot qui eut lieu le 1er août 1806. Bredin fait ensuite allusion à son propre mariage avec Méla, auquel Ampère avait généreusement participé (voir lettre à Ballanche du 23 juillet 1825, in VIATTE, loc. cit., 226).

Please cite as “L292,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 20 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L292