To Pierre Maine de Biran   31 mai 1806

[818] 31 mai 1806

Je ne sais, mon cher ami, si j'ai répondu à la dernière lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire. Si je ne l'ai pas[fait], j'espère que vous m'excuserez en pensant à ma position et aux occupations qui m'enlèvent presque tous mes moments . Mon amitié pour vous n'en est pas moins vive, pour n'être pas l'unique sentiment qui remplit mon cœur ; ce cœur est partagé à la vérité, mais la place que vous y occupez n'en est pas moindre pour cela. J'attendais pour vous écrire que je pusse vous annoncer que rien ne manquait plus à ma félicité ! De jour en jour, j'ai vu naître des obstacles que j'aurais pu lever plus tôt si[819] je les avais prévus, mais cela m'était impossible. Par exemple, le notaire ne s'est aperçu qu'en dressant le contrat que, dans l'acte qui constatait la mort de mon père que l'on a fait périr à [illisible] Lyon lorsque Crancé (2) y entra, son nom n'était pas orthographié comme le mien, et, là-dessus, il a fallu écrire à Lyon pour avoir un nouvel acte que je n'aurai pas avant dix à douze jours.

Malgré ces petits contre-temps , je serais le plus heureux des hommes si vous étiez à Paris, et que je pusse chasser entièrement quelques souvenirs douloureux qui reviennent m'agiter de temps en temps [820] et que de nouveaux sentiments , de nouveaux projets, une nouvelle vie ne peuvent éloigner tout à fait. Manent altè mente reposta. Mon cher ami, le cœur et l'esprit de l'homme sont une étrange énigme, et l'on fait une bonne métaphysique lorsqu'on s'observe impartialement comme on observerait un autre homme, sans faire aucun effort sur soi-même, et en laissant déterminer toutes ses actions, toutes ses pensées, par ses seuls sentiments , en sorte que le Moi soit presque réduit à la fonction d'observateur, \ce n'est que /par là qu'on peut bien connaître le cœur humain, comme ce n'est que dans le cas contraire où la raison désapprouve nos penchants [821] et lutte contre eux qu'on peut bien observer un ordre de faculté tout opposé, celui de la volonté libre et puissante. Cette lettre est bien courte, mon cher ami ; mais je vous en écrirai une plus longue dès que ma vie sera fixée à un état tranquille et constant. L'école Polytechnique, le Bureau consultatif et toutes les occupations qu'entraînent les préparatifs du plus grand événement de la vie, ne me laissent pas un moment de liberté. Que la brièveté et la rareté de mes lettres ne vous fassent pas mal augurer de mon amitié ; elle ne saurait être plus vive ; mais il y a impossibilité absolue à satisfaire l'envie de vous écrire aussi souvent et aussi au long que je le voudrais. Je désirerais bien avoir de vos nouvelles. Avez-vous pu reprendre un peu vos méditations[822] métaphysiques ? Votre santé est-elle entièrement rétablie et la douleur dont vous avez été accablé en arrivant dans votre pays ne s'estelle pas un peu adoucie par les consolations de la science, et les distractions de votre place ?

Il y a environ un mois ou 5 semaines que j'ai été à Auteuil ; vous y êtes bien aimé, et on m'y parla beaucoup de vous. J'ai vu M. Degérando (3) il y a quelques jours ; il est toujours d'une santé assez faible, malade de temps en temps , mais non sérieusement. Pensez à moi, mon cher ami, lors même qu'il m'est impossible de vous écrire ! Donnez-moi de[823] vos nouvelles si vous le pouvez ! Une lettre de vous me ferait tant de plaisir. Un peu même de métaphysique ; je ne m'en occupe plus du tout ; mais comme, à présent, je n'ai plus aucune inquiétude, mon esprit travaillerait un peu sur le texte que vous m'auriez fourni pendant mes cours à l'école Polytechnique et au Bureau. Ces rêveries pourraient être moins douces, mais plus utiles que celles qui m'occupent ordinairement pendant le temps que j'emploie à m'y rendre, temps assez considérable car je demeure assez loin de l'école et du Ministère de l'Intérieur. Je vous embrasse de toute mon âme. Votre ami, A. Ampère Rue du Faubourg-Poissonnière , n° 10.

Please cite as “L295,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L295