From Claude-Julien Bredin   16 février 1807

[239] Lyon 16 février 1807

Oubliez-vous donc tous vos amis de Lyon ? Ces amis qui parlent continuellement de vous, qui se demandent avec empressement, chaque fois qu'ils se rencontrent, si il y a des nouvelles du cher parisien. Le bon M. d'Ambérieux était ici il y a peu de jours ; il vous aime de tout son cœur.

Je me fais bien une idée de vos occupations. Je sais qu'il doit vous rester peu de temps pour votre correspondance. Paris est si grand ! On y mène une vie si prodigieusement active, si agitée ! Et puis une épouse chérie Les sciences, les leçons, les savants, les sociétés, les bals, les spectacles, etc. ! Que de distractions ! Que de dissipations !

Vous êtes bien excusable de ne pas écrire souvent. Mais ne passez-vous pas les bornes de l'indulgence de vos amis ? Écrivez-nous rarement, nous nous y soumettrons ; mais ne pas écrire du tout, c'est abuser de notre patience.

Vous savez, cependant, combien nous mettons d'intérêt à tout ce qui vous intéresse. Vous savez avec quelle facilité on s'alarme sur le sort d'un ami absent 1.

Quelque soit le plaisir que j'aurais à recevoir de longues lettres de vous, des lettres détaillées, je vous en dispense dans l'espérance que vous emploierez bien plus utilement votre temps.

[240] Votre ami consent avec joie d'être privé d'une bien douce satisfaction pourvu que vous travailliez au bonheur de la société. Vous voilà sur le grand théâtre ; mais songez à instruire vos admirateurs ! Les savants ne doivent pas être comme les comédiens qui recherchent les applaudissements ; ils doivent être mus par des motifs plus purs et plus relevés.

Au reste, si je me soumets à n'avoir que de courtes épîtres de votre part, j'exige pourtant que vous me donniez des nouvelles de votre charmante femme, de l'enfant que vous allez avoir (probablement), de votre santé, de votre cours, des probabilités humaines et surtout de l'état de votre âme.

Soyez tant laconique que vous voudrez ; prenez le style didactique, le style linnéen, faites un simple procès-verbal si vous voulez ; mais il faut que je sache si vous êtes heureux, jusqu'à quel point vous l'êtes et si vous prenez la route qui conduit au bonheur véritable.

Voici mon état de situation pour vous prêcher d'exemple. La santé de Méla est en bien mauvais état. Mes deux enfants sont beaucoup trop aimables 2. Ils promettaient une excellente santé ; mais Pauline est bien malade depuis hier. Je suis un peu plus sobre ; par conséquent, ma santé est un peu meilleure.

[241]Je travaille un peu plus à mon état que ci-devant. Je ne suis encore, ni bien patient, ni bien doux, ni bien humble, ni bien détaché des vanités du monde. C'est-à-dire que je ne suis pas encore très heureux. J'espère voir votre excellente mère et votre charmant enfant 3 un de ces jours. Je parcourrai ces montagnes où j'ai été avec vous. Je serai encore dans ces chemins où nous avons tant discuté. Que ces heureux jours sont déjà loin de nous ! Les métaphysiciens peuvent expliquer à la raison de l'homme la fuite du temps ; mais ce sera toujours un sentiment incompréhensible que celui qui attache le cœur, avec tant de douceur et tant d'amertume à la fois, aux temps qui ne sont plus.

Pourquoi donc appelais-je ces jours de nos voyages à Poleymieux d'heureux jours ? C'est cependant l'époque douloureuse de ma vie. Oui, quand je raisonne, je les appelle des jours de souffrance. Mais, quand je m'abandonne à mes sentiments, à mes rêveries, je les appelle des jours de Grand'heur. Eh ! mon Dieu ! quand je pense ensuite à l'influence que ces jours ont eue sur le reste de ma vie, il faut bien que ma raison se range au parti de mon cœur 4.

Il y a bien longtemps que je n'ai écrit à notre ami de l'Argentière 5. Il ne m'écrit pas non plus ; mais je sais qu'il est bien.

Adieu, bon ami. Aimez-moi comme je vous aime ! BREDIN.

[242]Encore un mot, mon ami. C'est pour vous presser encore de me dire tout ce que vous avez contre la doctrine chrétienne. J'en ai besoin ; je m’inquiéterai jusqu'à ce que vous m'ayez ouvert votre cœur là-dessus 6.

Si vous vouliez, Ampère, le remède est toujours près du malade. Il n'a qu'à vouloir s'en servir. Il y a, j'en suis bien persuadé, des hommes à Paris bien plus en état d'éclaircir vos doutes que moi. Consultez-les, je vous en prie ! Mais que cela ne vous empêche pas d'en écrire à votre ami, sans rien cacher, sans rien affaiblir !

Écrivez-moi tout de suite si vous voulez que votre lettre me trouve encore ici. Car il est possible que je parte bientôt pour les eaux de Vals. Si j'y vais, je partirai dans quelques jours.  ; Ma femme me recommande toujours de la rappeler à votre souvenir quand je vous écris. Tout le monde vous aime ici. Je dis que vous êtes heureux.

(1) Cette lettre tombait cruellement à contretemps au milieu des lamentables misères causées à Ampère par sa femme et ses beaux-parents.
(2) Raphaël (1806-1865) et Pauline Millet ; Bredin a eu en outre cinq fils : Henri (1815-1819), Johannès, né en 1818, Emmanuel, mort à huit mois en 1819, Simon, un autre Henri et deux filles, Agathe (Mme Valois), filleule d'Ampère, et Gabrielle.
(3) Jean-Jacques Ampère.
(4) C'est l'époque où Ampère avait converti Bredin au catholicisme.
(5) Barret.
(6) Ampère a traversé, de 1804 à 1817, une phase d'irreligion.

Please cite as “L309,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 18 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L309