To Claude-Julien Bredin   15 mars 1807

[Vers le 15 mars 1807]

Cher Bredin, vous l'avez reçue cette lettre, peut-être le même jour où je pleurais en lisant la vôtre, si touchante. Voilà les amis que j'avais à Lyon et j'ai pu les quitter ! Remords déchirants ! Le plus affreux des supplices ! Et ma mère ! Et ma sœur ! Vous ne savez pas les preuves de dévouement qu'elles m'ont données ; toutes deux ont exigé que j'eusse la moitié de ce qu'elles possédaient, quand elles avaient à peine le nécessaire, et je les ai abandonnées dans un accès de délire, sacrifiant tout à une femme dont j'ai cru follement être le préféré. Un aveu plus triste encore à répéter, c'est que, chaque jour, cette femme me donne des preuves nouvelles de sa sécheresse de cœur, de son aversion pour moi, et c'est à peine si je puis l'accuser du mal qu'elle me cause ; car, selon sa manière de sentir et de juger, je suis un fou, un insensé, entiché de principes ridicules, parce que j'ai dans la tête et dans l'âme des idées et des sentiments qui me semblent le beau moral et la vertu. Elle est à plaindre aussi ; elle pleure sans cesse, dit-on, me reproche son malheur et ne se pardonne pas de m'avoir choisi entre tant d'autres. Quelque temps avant ce funeste mariage, je la vis pleurer ; je fus perdu, croyant que c'étaient des larmes d'amour ! écrivez-moi, j'ai besoin de votre amitié ; j'étouffe, je ne sais comment achever cette lettre ; je voudrais pourtant me contenir devant vous ; mais cette solitude supportée depuis quatre mois 1, dans ma propre maison m'a tué ; rester jour et nuit dans ce cabinet de travail, où je suis comme un exilé, n'ayant le courage de voir personne, n'entendant autre chose que des récriminations incompréhensibles, et ne pouvant me dissimuler que c'est moi qui ai voulu tout cela ! Je ne traverse pas la Seine sans désirer vivement m'y précipiter, et j'ose dire encore que j'aime ce Dieu qui, peut-être, m'avait destiné à quelques vertus.

Vous me parlez de spectacles, de plaisirs : ce n'est pas là ce que je regrette, c'est le bonheur de ces tendres liens, dont une douce expérience m'avait laissé un souvenir délicieux ; oui, c'est à cette espérance que j'ai tout sacrifié. Une lettre de vous mettra un peu de calme dans mon imagination ; elle m'aidera à supporter cette horrible existence quelques jours de plus. Que deviendrai-je ? Je n'en sais rien. A. AMPÈRE

(2) La scène décisive ayant lieu vers le 15 mai au bout de six mois, cette lettre se trouve ainsi datée.

Please cite as “L310,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 29 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L310