To Pierre Maine de Biran   15 mai 1807

[autour du 15 mai 1807]

[824] Il y a deux jours que j'ai reçu votre lettre, mon cher ami ; elle m'a procuré de bien douces consolations : Quand vous pourrez m'écrire, faites-le en vous disant : Je vais faire passer quelques bonnes heures agréables à un homme qui n'en a plus d'autres. Combien votre présence adoucirait mes chagrins ! Mais, hélas, quand pourrai-je en jouir ? J'ai trouvé une autre source de consolation dans le tendre attachement de l'ami à qui vous me blâmez d'avoir voulu cacher les peines de ma vie. Peu de jours après vous avoir écrit, je me sentis tellement dominé par le désespoir que je m'ouvris en partie à lui. J'ai moins souffert depuis ; mais il n'en est pas moins vrai qu'il ne me reste plus d'espérance d'être jamais heureux. J'aurai du moins des amis comme vous et cet excellent Degérando. Mais[825] celle à qui j'avais attaché mon existence, pour qui seule je voulais vivre ! Mon ami, vous me dites que j'ai attribué aux autres les sentiments qui n'étaient que dans mon cœur. Ah, je ne le vois que trop ! Mais, si vous saviez toutes les circonstances qui me les ont inspirés, vous sentiriez qu'il était bien difficile de n'y être pas trompé. Combien elle semblait montrer de sentiments élevés, de manières de voir qui n'appartiennent qu'aux âmes vraiment sensibles ! Je crus enfin qu'elle m'avait voulu, bien persuadée du peu de fortune que je pouvais espérer, qu'elle ne m'avait choisi qu'à cause de ma manière de sentir et de penser, et je ne puis me cacher à présent à moi-même que c'était à cause de tout ce qu'avait dit M. Degérando de moi. Il était absurde de voir les choses ainsi, et c'est cependant ainsi qu'elles ont été vues quand[826] on m'a accepté. Voilà ce qui me désespère. Mais ne parlons plus de tout cela aujourd'hui ; que je me félicite de la tendre amitié que vous me montrez, que je vous remercie de votre lettre, de vos conseils ! Ce sont ceux que m'a donnés notre ami D[e]g[érando] ; je les suivrai si je peux. Mais [illisible] de quels froids sentiments il faudrait remplir mon âme ; je ne le pourrai jamais.

Mon cher ami, vous \ne /me dites rien de vos travaux métaphysiques ! Je ne puis m'en occuper directement ; mais j'ai encore du plaisir à penser à cette science chérie, qui m'a déjà rendu une fois [le] repos ; puisse-t-elle faire en[core] une fois le même miracle ! Il me sera bien doux de pouvoir vous en écrire, si je puis fixer quelques idées ; une lettre où vous m'en parleriez n'y contribuerait pas peu. écrivezmoi du moins où en est votre[827] ouvrage qu'imprime Courcier. Depuis 5 mois, je n'avais vu personne, toujours enfermé dans mon cabinet ou vaquant à mon travail ordinaire. Je fus dimanche passé chez M. de Tracy ; il me parla beaucoup de vous. M. Cabanis est à la campagne. Vous savez qu'il a été fort malade d'une attaque, mais qu'il n'en reste nulle trace que des inquiétudes pour l'avenir. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de toute mon âme ; je vous aime plus que vous ne pouvez penser. Quand nous reverrons-nous ? A. Ampère

À Monsieur Maine Biran, sous-préfet de l'arrondissement de Bergerac. À Bergerac Dép[artemen]t de la Dordogne

Please cite as “L313,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L313