To Claude-Julien Bredin   20 juin 1807

[Vers le 20 juin 1807]

Ma situation ne peut changer. A ces vapeurs chagrines que vous vouliez expliquer par un état de santé a succédé un dédain froid, raisonné, tranquille, une sorte de haine. Qu'ai-je fait pour la mériter ? Oh, mon ami, vous souffrez aussi ; mais je bénirais mon sort à votre place. Cependant je vous plains profondément, car les peines les plus cruelles dépendent bien moins des causes qui les produisent que de l'extrême sensibilité de celui qui les éprouve. La tendresse de Méla 1 doit vous consoler de tout. être aimé me paraît un enchantement, moi qui ne peux plus l'espérer. Ma vie est odieuse ; je ne sors de mon cabinet que pour aller à mes occupations accoutumées. Il me faut endurer mille sortes de persécutions dont on fait complices les domestiques. Ils ont ordre de ne pas recevoir les amis qui viennent me demander. Le travail m'est absolument impossible malgré tous mes efforts, je n'ai pas la faculté de lier deux idées. Quant à Mme Ampère, elle est tranquille loin de moi, me fait appeler aux heures des repas ; je la trouve seule avec Mme Potot, détournant la tête pour éviter mes regards. Dès que j'ai mangé, je me retire. Je ne sais pourquoi aujourd'hui je me sens plus calme ; ce calme est celui de la mort. J'ai perdu jusqu'à la force de souffrir davantage. J'attends la naissance de mon enfant avant quinze jours, mais elle ne changera rien à mon sort ; je vous l'ai dit, ce ne sont point des vapeurs de grossesse, c'est un parti pris après une longue délibération, après cinq mois de réflexion. C'est de sang-froid qu'elle m'a dit que, si je ne me trouvais pas heureux, nous n'avions qu'à nous séparer ; depuis ce moment, elle semble se mieux porter et s'applaudit d'avoir rompu avec moi. On a fait choix d'une nourrice à Montmartre, dans le voisinage de la maison. J'irai voir souvent mon enfant, bien sûr de ne rencontrer jamais sa mère. Elle n'a pas voulu depuis six mois que je sortisse avec elle, préférant constamment la compagnie de Mme Potot ; pourtant il n'y avait point eu encore à cette époque de manifestation contre moi.

Vous avez lu à présent une lettre que je vous écrivis il y a quelques jours, dans un paroxysme de désespoir. Je vous l'ai dit, je regrette le temps où je croyais fermement. Peut-être reviendrait-il si je pouvais revoir les lieux où j'ai laissé tant de souvenirs, les églises de Lyon, les montagnes de Poleymieux, l'Argentière même. J'ai un dessin de ce monastère ; que de fois sa vue m'a arraché des larmes ! C'est là que j'avais eu le projet de cacher ma vie pour la consacrer tout entière à Dieu et au bien de mes semblables. J'ai cherché le bonheur ailleurs et n'ai trouvé que des infortunes. M. Degérando, dont vous me parlez, est bien éloigné de ce que vous appelez les opinions des savants de Paris. Il est peut-être plus chrétien que je ne le suis dans mes moments de doute, mais il est plutôt protestant que catholique. Hélas ! Il ne sent pas que, dès qu'on ne reconnaît point une autorité inspirée de Dieu, on ne sait plus sur quoi fixer sa croyance.

Adieu, mon ami, mes paupières se ferment ; il y a bien longtemps que le sommeil me fuit ; je dormirai peut-être cette nuit ; mais, hélas, il faudra se réveiller. Je vous reverrai, je reverrai mon enfant. Avec quelle tendresse et quel serrement de cœur je vous embrasse ! A. AMPÈRE

(2) Mme Bredin.

Please cite as “L314,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 18 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L314