To Pierre Maine de Biran   6 novembre 1807

[60]Du 6 9bre [novembre] 1807

Comment vous peindre, mon cher ami, toutes les inquiétudes que j'ai eues depuis que j'avais commencé cette lettre, elle a été interrompue plus de 8 jours pendant lesquels je n'ai pas eu un seul moment à y donner, j'y reviens aujourd'hui sans savoir si je pourrais l'achever, ma tante a été si malade que nous avons cru que nous ne devions plus espérer de la conserver, comment vous peindre les angoisses de ma pauvre mère, tous les moments que je pouvais rester à la maison, je les passais auprès d'elle pour tâcher de la rassurer, de la consoler. J'espère actuellement une issue moins funeste de cette fièvre accompagnée de délire ou de sommeil continuel, il y a du mieux, mais encore[61] bien du danger. Une autre occupation va m'empêcher de disposer de mon temps suivant les vœux de mon cœur, soit pour consoler ma mère, soit pour répondre [illisible] à votre aimable lettre. Je dois remplacer cette année un professeur de l'école polytechnique, M. Labbey à qui sa santé ne permet pas de faire son cours ; je sens trop que de la manière dont je m'en acquitterai dépend en grande partie le sort de ma vie, et la tranquillité de ce que j'ai de plus cher au monde, que deviendraient ma mère et mon enfant à Paris si je perdais l'espoir d'être moi-même professeur un jour ? Je n'ai point encore pensé à ce[62] que je dirai dans ce cours, et il doit commencer dans 4 jours. Pour achever de me mettre hors d'état de vous répondre aussitôt que je le désirerais, quand j'ai voulu reprendre la lettre où j'avais commencé de vous répondre, \il a fallu en déchirer 3 pages, parce que/ je me suis aperçu que je n'avais pas saisi dans une lecture rapide les objections que vous me faisiez, que vous êtes beaucoup plus loin de mes idées que je ne le croyais, c'est ce dont je me suis convaincu en relisant ce que vous me dites de la distinction que vous établissez entre ce que vous appelez les systèmes affectif et intuitif.

Je croyais que vous m'aviez laissé[63] le mot d'intuition pour désigner un phénomène dont vous avez mille fois reconnu l'existence dans nos conversations, je l'avais nommé d'abord perception, vous m'avez ôté ce mot, je l'ai cédé mais il faut que j'en conserve un. Cela me paraîtrait d'ailleurs très conforme avec le reste de votre langage et de votre système. Mais ce qui nous empêche de nous entendre, c'est que dès que je place deux phénomènes dans un même ordre \ou /dans un même système vous vous figurez que je les confonds quoique je leur donne des noms différents . Je déclare donc que par deux phénomènes d'un même système j'entends[64] pour me servir de vos expressions deux éléments simples, sui generis, qui peuvent naître à la même époque. Qu'en conséquence tous les phénomènes qui naissent [illisible] ou peuvent naître à une même époque sont rangés par moi dans le système de cette époque quelques différents qu'ils soient d'ailleurs, je ne les confonds pas plus pour cela qu'un naturaliste ne confond un lapin et un éléphant quand il les range tous deux parmi les mammifères. J'observe que plusieurs phénomènes bien distincts et sui generis précèdent la naissance du moi ; qu'en[65] admettant avec vous, comme je le ferai dorénavant d'après votre lettre, que la force hyper-organique ne concourt pas ou du moins pas essentiellement aux mouvements instinctifs, qu'il ne naît qu'après que le centre cérébral meut spontanément, en vertu des déterminations qu'il avait contractées pendant ces mouvements. Pour me servir de vos expressions, en admettant dis-je cette manière de voir qui me paraît très plausible, il y a deux époques et par conséquent deux systèmes avant la naissance du moi,[66] qui avec les deux qui la suivent en font quatre.

1ère époque. Impressions sur les sens, les phénomènes qui en résultent forment un premier système. 2me époque. Les \causes de ces /impressions cessent, mais tout n'est pas anéanti , les phénomènes qui restent sont comme les traces de ceux qui avaient eu lieu pendant l'existence de ces causes, ils appartiennent au 2d système. 3me époque. Naissance du moi, et de son corrélatif le non-moi. Le moi s'empare en quelque sorte de tout ce qui meuble déjà son cerveau, il le perçoit et s'en attribue une partie, une autre aux êtres hors de lui, de là naissent d'autres phénomènes dont se compose un 3me système.[67] 4me époque. Ces phénomènes supposent et une action particulière du moi, et souvent le concours de circonstances extérieures. Cette action peut cesser, pou[r] passer à un autre objet, ces circonstances extérieures peuvent disparaître, mais tout n'est pas anéanti pour cela, il y a de nouveaux phénomènes conservés de ceux du 3me système, comme ceux du 2d de ceux du 1er. J'en forme un 4me système. Maintenant je reconnais 4 phénomènes sui generis dans chaque système. On peut les ranger dans l'ordre qu'on veut, parce qu'ils naissent simultanément, et s'influen[cent] mutuellement, comme vous[68]me l'avez observé dans une lettre précédente, au sujet du jugement et de l'émotion que vous m'avez montrés s'influençant réciproquement, au sujet d'un rêve où l'émotion produisait le jugement, tandis qu'ordinairement c'est le jugement qui détermine l'émotion. C'était un jugement faux, mais ce n'en était pas moins un, puisque vous croyez à l'existence des êtres chimériques que vous offrait alors votre imagination.

Je commençais dans mon tableau de cet hiver par les phénomènes qui consistent en ce que nous sommes heureux ou malheureux, je crois à présent que j'ai reconnu l'influence mutuelle et l'ordre arbitraire devoir les ranger dans cet ordre. . Ceux qui sont relatifs à la connaissance en tant qu'ils lui fournissent des éléments . . Ceux encore relatifs à la connaissance en tant qu'ils consistent dans des[69] coordinations de ces éléments , pour en former des groupes. . Ceux qui sont relatifs à la passibilité, mot qu'on a laissé vieillir mais qui me paraît très convenable pour désigner cet ensemble de phénomènes dont le caractère est de nous rendre heureux ou malheureux. . Enfin ceux qui sont relatifs à la motilité.

Vous convenez avec moi dans votre lettre que la \vraie /volonté ne nous rendant ni heureux ni malheureux, en tant qu'elle ne s'applique qu'à ce que nous jugeons dépendre de nous, doit être séparée des désirs, craintes, espérances, qui appartiennent au 3me ordre, et placée dans le 4me. Je sais que j'aurai beaucoup de peine à vous faire entendre ce que j'entends par ces ordres qui, prenant un phénomène dans chaque système, rapprochent[70] par conséquent des phénomènes absolument différents dans leurs causes, et leur nature, et qui ne se ressemblent que quant à leurs effets apparents . Aussi ma vraie division des phénomènes est celle par systèmes ou lignes horizontales du tableau, qui réunissent des phénomènes réellement analogues, et celle des ordres ou lignes verticales est un rapprochement en quelque sorte artificiel, mais très utile pour aider la mémoire, après qu'en expliquant ce qu'il est on l'a réduit à sa juste valeur, pour prévenir l'erreur où l'on pourrait tomber en lui donnant trop d'importance. Je ne puis renoncer à cette idée qu'on fait d'autant mieux connaître des phénomènes qu'on les lie par plus de rapports croisés[71] en plus de sens.

Du l0 9bre [novembre] Ce qui précède, mon cher ami, a été écrit un peu à bâton rompu à travers mille embarra[s] et mille chagrins. Ma pauvre tante a été à l'extrémité, et voilà 2 jours que je n'ai pu écrire une ligne, j'ai fait hier ma première leçon à l'école polytechnique, j'en ferai une demain, je profite d'un moment de liberté pour continuer ma lettre. Il y a moins de fièvre aujourd'hui, c'est ce qu'on appelle le bon jour, mais il s'en faut de beaucoup que le danger soit passé. Cependa[nt] j'espère une heureuse issue.

1er système. Phénomènes produits indépendamment du moi par des impressions sur les organes[72] externes ou internes, car je ne crois pas qu'avant le moi il y ait aucune distinction à faire entre ces deux sortes de modifications. Qu'importe alors qu'elles soient produites par des rayons introduits dans l'œil, la faim ou la colique ? Avant de faire l'énumération des 4 phénomènes de ce premier système je vous rappellerai que vous les avez tous admis avant le moi dans nos conversations il y a deux ans, et que c'est la seule partie où je n'aie jamais rien changé tant je suis convaincu de sa conformité avec la nature de notre organisation. Prenons l'œil pour exemple. Des rayons [illisible] verts, jaunes et rouges, tombent sur des points différents de la rétine, placés dans cet ordre. Il y a : . 3 intuitions distinctes dans les[73]quelles l'existence absolue est confondue, bien loin qu'elles puissent être mises au dehors ; il y a vert, jaune, rouge dans le cerveau, voilà tout. (J'entends par existence absolue celle que nous admettons par hypothèse explicative dans le cerveau, l'âme, les organes, avant qu'elle soit connue de l'être pensant, tandis qu'il n'existe que comme substance qui saura un jour qu'elle existe mais ne le sait point encore. . Un ordre entre ces intuitions que j' appelle contuition, du latin contuitus et qui est tellement un phénomène à part, faisant partie de la modification qui résulte de l'admission de ces rayons colorés dans l'œil, que si le rouge tombait entre le jaune et le vert, cette[74] modification totale serait différente quoique composée de 3 mêmes intuitions. . Un autre phénomène résultant également de cette admission dans l'œil, est le plaisir ou douleur qui en résulte. C'est ce que j' appelle affection. . Les affections ne sont point comme les intuitions, susceptibles de se coordonner en groupes d'affections distinctes et simultanées ; au contraire c'est le groupe d' intuitions qui ordinairement est agréable ou pénible, ou une seule des intuitions, mais de même que l'état de l'organisation à l'instant des intuitions, détermine leur contuition, l'affection détermine un autre phénomène la réaction, ou effort instinctif J'efface cette seconde dénomination[75] parce que je répugne à employer le mot effort dans ce cas. L'attention donnée instinctivement aux impressions plus vives ou plus agréables est une réaction, d'autres réactions se propagent dans le système musculaire, en cris, en mouvements instinctifs.

Voilà donc les 4 phénomènes de mon premier système, qui peuvent tous se trouver dans une seule modification, comme une seule émission de voix présente une voix, une articulation, un ton, un timbre, etc. (Vous devez vous rappeler de cette vieille comparaison.) Intuition. Contuition. Affection. Réaction. Une modification d'impression peut les présenter tous quatre, ou seulement deux ou trois ; il n'y a point de contuition si elle ne donne qu'une intuition unique, comme un seul rayon[76] entrant dans l'œil, ou plusieurs tombant sur le même [point ]de la rétine. Il n'y a point d'affection si l'impression est indifférente, etc...

2d système. Les causes modifiantes venant à cesser, le cerveau en vertu des déterminations qu'il en a reçues, conserve ou reproduit des phénomènes analogues, qui composent ce système, savoir : . Les images des intuitions, simples intuitions plus faibles, et différentes des premières comme la pensée du rouge de la sensation du rouge. Sans réminiscence, ni attribution à un objet absent. Car point d'idée de temps, d'existence extérieure avant le moi. . Ces images reparaissent comme les intuitions qu'elles retracent[77] l'avaient été ; cette sorte de coordination des images est un phénomène général et très remarquable de notre mode d'existence; sans lui nous ne nous retracerions aucun groupe tel que nous l'avons reçu, je le nomme commémoration, dénomination dont je vous ferai voir tout à l'heure la convenance, et qui n'est que le latin commemoratio. . L'image d'une intuition ou d'un groupe d'intuitions qui ont été accompagnées d'une affection agréable ou pénible, se trouve accompagnée d'un attrait ou répugnance qui nous porte vers elle ou nous en repousse, qui est à l'égard de l'affection ce que l'image elle-même est par rapport à l'intuition, une sorte de trace. Ce n'est encore[78] ni désir, ni espérance, ni crainte, puisque ni l'avenir ni le passé n'existent point encore. Je vous prie de choisir entre ces deux dénominations, tendance, inclination, et de me faire part de votre choix. Vous verrez bientôt que ce phénomène est aussi par rapport aux déterminations nommées désirs, craintes, espérances, ce que les images sont aux croyances par lesquelles nous les attribuons à tels ou tels êtres, et à telles ou telles époques. . Enfin le cerveau se remettant dans un état analogue à celui où il était dans la réaction, après la cessation des causes qui ont déterminé cette réaction, donne naissance à ces mouvements soit extérieurs, soit bornés à l'intérieur du[79] cerveau, où la force hyperorganique prend part de plus en plus et finit par produire seule. Il précède le moi, mais c'est de peu d' instants puisqu'il est l'occasion prochaine de sa naissance. C'est pour cela que je le retiens encore dans le système dont nous parlons actuellement, et qu'il le termine en annonçant en quelque sorte ceux qui vont suivre, et qui tous supposent le moi formé. C'est là l'effort proprement dit, spontané, qui ne cesse plus dans l'état de veille, et est l'objet continuel de l' aperception qui nous constitue moi.

Voici donc mon second système :[80] Image. Commémoration. Tendance. Effort.

Du 13 novembre Je n'eus pas un moment hier, n'ayant point encore été à Auteuil depuis mon retour à Paris et voyant que ma tante allait un peu mieux, j'y suis allé ce matin, j'ai resté une heure et demie avec M. de Tracy qui est bien triste de la maladie à peu près désespérée de Mme de La Fayette la mère, et de l'état alarmant de Cabanis qui conserve bien sa tête, mais paraît toujours très fatigué de la moindre application, on craint de nouveaux accidents , il est à une douzaine de lieues de Paris près de Meulan. La famille de M. de Tracy est d'ailleurs en bonne santé. Il m'a beaucoup[81] parlé de vous, j'ai fait votre commission pour lui. Il m'a chargé de lui écrire ce que je pourrais savoir de l'époque où le prix pour lequel vous avez concouru à Berlin sera décerné. Mr. Degérando m'a dit aujourd'hui qu'il ne l'était point encore, et qu'on ne savait point quand il le serait ; je lui ferai part de cette réponse, car il paraît y prendre un vif intérêt. Mr. Degérando m'a aussi beaucoup parlé de vous, il est désolé que ses occupations, dont il est véritablement accablé, ne lui aient pas laissé un moment pour vous écrire, il m'a chargé de ses excuses, et des témoignages de sa vive et tendre amitié pour vous.[82] Il m'a donné en même temps un petit travail extrêmement pressé relatif au compte qu'il doit rendre pour l'Institut des progrès de la philosophie depuis 1789. Je ne sais quand je pourrai finir cette lettre.

14 [novembre] Mon cher ami, je me décide à remettre la fin à un autre jour, ma tante a eu une crise affreuse cette nuit, maman est tremblante et désolée ; cependant le médecin juge cet accident très favorable, l'accès a été suivi d'une rémission presque complète . Je n'ai pas même le temps de penser au travail que m'a donné notre ami. Vous n'auriez de mes nouvelles que 8 jours peut-être plus tard, et j'ai tant d'envie d'avoir des vôtres. Écrivez-moi, je[83] vous en conjure le plus tôt que vous pourrez. Dès que j'aurai le temps , je vous enverrai le reste de ma classification. Je vous embrasse mille fois de toute mon âme. Adieu mon ami. A. Ampère

Rue Cassette n° 22. en face de la rue de Mezière.

P. S. J'oubliais de vous [faire ]observer que si vous trouvez que j'admets trop de phénomènes avant le moi, il y a une raison qui y porte puissamment : pour pouvoir n'en point admettre dans les bêtes, il faut bien en rendre indépendants les phénomènes sans lesquels leurs actions seraient tout à fait inexplicables. D'ailleurs tous les phénomènes de ces deux premiers systèmes ne présentent rien de trop relevé pour n'être pas attribuables à la simple sensibilité.

Please cite as “L339,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L339