To Pierre Maine de Biran   15 avril 1808

[autour du 15 avril 1808]

[102] Vous me demandez, mon cher ami, à quoi m'ont conduit les méditations que j'ai suivies depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis près de six mois, sur l'objet dont nous nous occupons avec un égal intérêt, l'étude des phénomènes intellectuels et moraux que l'observation et la réflexion nous découvrent en nousmêmes. J'ai tardé longtemps à vous communiquer les résultats de ces recherches, parce que je voulais m'assurer auparavant que je n'aurais plus rien à y changer. En effet, ce que je vais vous écrire, je vous l'aurais écrit précisément de même il y a quatre mois, [illisible] \à quelques dénominations près que j'ai changées d'après des motifs que je vais vous dire. Mais je ne vous l'aurais/ pu exposer de la manière dont je vais le faire, ni sous autant de faces, car ce qui me persuade le plus que ces résultats sont la peinture exacte de notre être moral et intellectuel, tel qu'il est réellement, c'est que j'y suis parvenu par différentes routes qui toutes m'ont conduit aux mêmes conclusions. Je vais essayer de vous en retracer quelquesunes. Vous me direz ensuite laquelle vous préférez et l'impression que vous aura fait éprouver cet accord parfait entre elles.

[103] Voici d'abord quelques propositions fondées sur des réflexions bien simples, et auxquelles je me conformerai constamment, quelque route que j'adopte : Je regarde comme une erreur la réunion de ce que j'appelais autrefois du mot générique actions avec les phénomènes dont nous voulons faire le tableau. Ce que je nommais ainsi doit être exclu de ce tableau. Ce n'était que des effets de nos états intellectuels et moraux et il ne s'agit que de ces états eux-mêmes. Il est bon, en parlant d'un état de mon être qui produit un effet au dedans ou au dehors, de remarquer qu'il produit cet effet. Mais ce n'est pas une raison pour admettre celui-ci dans le tableau. Je fixe mon attention sur une idée, je meus mon bras ; la volonté de fixer cette idée, de mouvoir ce bras, est un phénomène qui fait partie de ceux que nous devons considérer ; l'effet suit cette cause ; mais ce n'est pas là un phénomène du même genre , c'est une idée plus nette, c'est un déplacement du bras, voilà tout. D'après cette considération, il m'a fallu[104] rejeter le mot de réaction que j'employais pour rendre raison de ce phénomène par lequel nos affections nous portent immédiatement à faire certains mouvements , sans dessein relatif à ce qui en résultera. Par exemple à crier quand on souffre. En effet le mot réaction semble indiquer que le phénomène qu'on veut désigner n'a lieu dans ce cas que quand on crie effectivement. Mais ce mouvement des organes vocaux n'est pas le phénomène qu'il s'agit de désigner ; il a lieu dès que la douleur nous porte à crier, soit que cela ait lieu, soit que la volonté, combattant cet état intérieur, en empêche l'effet. Voilà pourquoi j'ai adopté le mot incitation pour désigner cette manière d'être par laquelle la douleur nous incite à crier, avant qu'il y ait volonté en nous. Toute incitation est suivie de son effet. Elle ne l'est plus ensuite quand la volonté s'oppose à elle, mais elle n'en existe pas moins. [105] Mon but principal est de rapporter à la sensibilité et à la réflexion, ces deux sources de tout ce qui est en nous, les connaissances et les déterminations qui se rapportent à chacune d' elles  ; mais je ne pense pas pour cela que certains phénomènes appartiennent à l'une de ces facultés et les autres à l'autre. Au contraire, ils se trouvent tous dans la première comme dans la seconde. Ainsi la sensibilité, prise dans le sens générique où elle désigne tout ce qui nous est commun avec les animaux, les conduit à certaines idées, à certaines croyances, à certaines affections, à certaines volontés, etc. La réflexion qui nous est propre y ajoute d'autres idées, d'autres croyances, d'autres affections, d'autres volontés, etc. Il en est de [illisible] ce qu'on appelle communément mémoire comme de la réflexion. Cette faculté n'offre pas seulement un ou deux phénomènes qui lui soient propres ; mais elle \peut /conserver des traces de tout ce que nous éprouvons, et[106] comme il est nécessaire de distinguer par des noms différents , et de considérer ainsi comme des [illisible] phénomènes particuliers chacune de ces traces, il s'ensuit que la faculté de les conserver présente autant de phénomènes à elle seule, que toutes les autres facultés ensemble.

Conservant toujours la distinction des phénomènes [illisible] \représentatifs ou cognitifs, et des phénomènes/ déterminatifs, dont les premiers se rapportent à la simple connaissance, et sont l'objet de la logique, et les autres comprennent tout ce qui nous rend heureux ou malheureux ou nous porte à agir, et sont l'objet de la morale, distinction admise de tous temps sous les noms d'entendement et de volonté, et dont M. de Tracy a si bien tracé la démarcation, dans un passage du chapitre neuf de sa Logique, pag. 432, lig. 3 et suiv[antes], je distingue soit dans les phénomènes représentatifs, soit dans les autres, ceux qui sont actuellement produits dans des circonstances appropriées à ce qu'ils[107] le soient, ceux qui consistent dans les traces que laissent les premiers après que ces circonstances ont cessé. Ainsi ces phénomènes se trouvent disposés en quatre colonnes, la 1ère pour les phénomènes cognitifs actuels, la 2de pour les traces qu'ils laissent après eux, la troisième pour les phénomènes déterminatifs actuels, la 4ème pour leurs traces.

On peut trouver tous les phénomènes en suivant dans chaque colonne ceux qui doivent y être placés ; cette route conduit au but, mais il en est deux autres qui me paraissent peut-être préférables et par lesquelles je commencerai. Dans l'une on fait l'histoire de nos premiers instants jusqu'à ce qu'on ait trouvé tout ce qu'on veut obtenir. Dans l'autre on fait abstraction de tous les phénomènes actuels, et se refermant dans sa seule mémoire on reconnaît dans cette méditation tous les phénomènes[108] qui lui appartiennent, et remontant ensuite à l'époque d'où on les tient, on retrouve tous les autres.

Dès le premier instant de l'existence les modifications qu'éprouve l'enfant doivent présenter les deux circonstances qui se trouvent à des degrés différents dans presque toutes nos impressions sensitives. Du moins tant que l'habitude ne nous les a pas rendues indifférentes. Ces deux circonstances sont ce que nous sommes convenus d'appeler intuition et affection.

Là commence la distinction entre [illisible] les phénomènes cognitifs parmi lesquels se trouve l'intuition, et les phénomènes déterminatifs dont le premier est l'affection. Les intuitions laissent après elles des images, et suivant qu'elles ont été accompagnées d'affections agréables ou pénibles, ces images le sont de tendances qui nous portent vers elles ou nous en repoussent, et qu'on[109] doit regarder comme les traces des affections, de même que les images sont celles des intuitions.

Ce mot traces rend bien mal mon idée, mais vous la comprenez, et il mérite une périphrase. Voilà donc quatre phénomènes qui sont comme les \premiers / éléments de toutes [illisible] nos manières d'être intellectuelles et morales, et qui se trouvent en tête des quatre colonnes dont je vous parlais tout à l'heure. Intuitions. Images. Affections, Tendances. Ces éléments resteraient stériles si les deux premiers ne s'associaient pas en groupes, si les deux derniers ne nous portaient à nous mouvoir. Je crois vous avoir prouvé dans une lettre précédente que les intuitions visuelles, par exemple, s'associaient dans l’œil de l'animal comme dans celui de l'homme, que dans l'un et dans l'autre les images de ces intuitions se retraçaient en leur absence dans le même ordre[110] d'association. \Ce qui donne naissance à ce que j'ai nommé contuitions et commémorations./Nous sommes convenus que les affections, dès qu'elles s'élèvent à un certain degré d'énergie, excitent en nous cette manière d'être qui nous porte à nous mouvoir, nous fait mouvoir nécessairement avant que nous puissions avoir la volonté de lui résister, et n'en existe pas moins lorsque nous lui résistons. Je vous ai dit tout à l'heure pourquoi je donne à présent à ce phénomène le nom d'incitation. Enfin les tendances, ces désirs sans connaissance des moyens d'arriver au but où ils tendent \que Condillac nomme besoins,/nous portent aussi au mouvement. Mais d'une tout autre manière. C'est en nous mettant dans cet état bien différent de l'incitation, quoique tendant au mouvement comme elle, que Locke et Condillac ont bien décrit sous le nom d'inquiétude, et dont la considération est d'autant plus importante que c'est dans les mouvements qu'elle produit[111] où l'homme, aidé de la réflexion c'est-à-dire de ce retour sur soimême, de cette vue intérieure, que nous distinguons bien de ce qu'on nomme communément réflexion, où l'homme, dis-je, sent sa propre action, et acquiert la connaissance de sa personnalité et de la causalité. En effet, deux causes s'opposent à ce que cela puisse avoir lieu tant que nous ne nous mouvons que par incitation : l'affection qui la produit nous absorbe trop pour laisser place à la réflexion ; et cette raison me paraît plus forte encore, une affection vive nous incite à nous mouvoir ; l'effet de ce mouvement, ou n'y change rien, ou nous fait éprouver une modification nouvelle. Dans le premier cas, il ne saurait être remarqué ; c'est le cas, par exemple, de l'enfant que les premières sensations, toujours douloureuses, qu'il éprouve font crier ; dans le second cas, la nouvelle[112] modification, attirant seule l'attention, empêche qu'on puisse la lier comme effet à ce qui l'a précédée. Il en serait de même si, lorsqu'une image présente à l'enfant est accompagnée d'une tendance qui produit en lui l'état dont je viens de [illisible] parler, le mouvement qui est à son tour une suite de cet état, ne produisait pas précisément la sensation dont l'image était présente et vers laquelle était dirigée la tendance. Car, le nouvel état n'ayant point de rapport à celui qui l'aurait précédé, on ne pourrait remarquer [illisible] de liaison, ni, par conséquent, de causalité entre eux. Il est nécessaire aussi que la tendance ne soit pas tellement violente que l'être sentant n'en soit pas entièrement absorbé.

C'est ce phénomène si remarquable par lequel nous sommes portés à nous mouvoir par la simple tendance vers une chose absente sans aucune connaissance, ni de son existence, ni des moyens de l'obtenir, auquel j'ai le plus souvent changé de nom, ainsi que vous[113] l'avez pu voir dans mes lettres précédentes. C'est une sorte de trace de l'incitation, puisqu'il paraît assez évident que, s'il n'y a pas eu de mouvements par incitation, il n'aurait pu s'établir la liaison organique entre le cerveau et le reste du système nerveux et musculaire nécessaire pour ce phénomène ; mais cette dépendance où il est de l'incitation n'est pas aussi nette que pour tous les autres phénomènes. Cette circonstance, jointe à ce phénomène, a été peu remarqué eu égard à son importance en rend la dénomination la mieux appropriée très difficile à fixer.

Je m'étais déterminé depuis mes dernières lettres à le nommer simplement inquiétude comme Locke et Condillac ; mais ce mot a un autre sens très usité, mais il ne rend pas du tout le caractère essentiel de porter à se mouvoir. J'ai trouvé que les Latins avaient deux mots pour désigner désir, envie qu'on a d'une chose, [illeg]

Please cite as “L341,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L341