To Pierre Maine de Biran   29 mai 1808

[834] 29 mai 1808

Vous devez être bien surpris, mon cher ami, de n'avoir point reçu de lettre de moi depuis ma réponse à votre dernière. Je vous y annonçais enfin l'exposition aussi complète qu'on peut la faire dans une lettre, de mes principales idées psychologiques et de la nomenclature qu'il me paraît nécessaire d'adopter pour avoir enfin un langage fixe et propre à rendre avec exactitude les vues métaphysiques qu'on voudrait exprimer. C'est précisément pour avoir entrepris sans penser au peu de temps que mes occupations me laissent libre, que j'ai été si longtemps sans vous écrire. Après avoir été forcé de quitter et avoir[835] repris, à plusieurs fois, ce travail, je m'en trouve 14 ou 15 pages écrites, et suis encore bien éloigné d'avoir fini. Il faut donc renoncer à vous l'envoyer aussi tôt que je l'aurais désiré ; car pour mettre de l'ensemble dans le tout, et le corriger convenablement quand il sera écrit, il faut que je puisse le relire en entier, et en vous l'envoyant par portions, je ne vous enverrais que des rhapsodies .

il ne sera donc point question de psychologie dans cette lettre, mon cher ami. D'ailleurs j'ai plusieurs choses à vous mander, auxquelles l'intérêt que vous avez l'amitié de prendre à ce qui me[836] regarde vous fera prendre part. Vous savez les malheureuses affaires qui empoisonnent ma vie. M'abandonnant entièrement aux conseils que notre excellent ami D[e]g[érando] m'avait choisis, j'ai fait les démarches nécessaires pour qu'il fût constant que Mme Ampère était décidée à vivre séparée de moi. Cela a été porté devant le président du tribunal de première instance [illisible] [qui ]a ordonné qu'elle serait tenue de se rendre chez moi dans les 24 heures, ou qu'elle y serait contrainte. On a appelé de cette ordonnance qui a été confirmée par la Cour d'appel qui a seulement donné un nouveau délai de huit jours. Il est expiré à[837] présent, et, en conséquence, n'ayant plus rien à craindre de la part de personnes qui, après m'avoir abreuvé de tant d'outrages, sont à présent obligées de me prier de ne pas user des droits que cet arrêt m'a donnés, j'ai pu sans crainte retirer de nourrice ma pauvre petite. Elle est ici depuis 4 jours et je jouis de la douceur de la voir soignée par mon excellente mère et ma sœur, et de la voir caressée par son petit frère. Elle n'a crié ni cherché la nourrice comme font les enfants qui sont sevrés subitement.

M. Potot vint, le jour où je l'avais retirée, faire[838] quelques plaintes à maman de ce que je l'avais retirée sans en prévenir. Le lendemain, il envoya la nourrice pour lui donner à téter ; mais, comme il parut que la petite ne s'en souciait guère, maman l'en empêcha avec raison, et depuis ce temps , je suis tranquille à cet égard ; car, on n'a pas même cherché à savoir comment se portait cette pauvre petite. Cette insensibilité de la part de sa mère achève de la caractériser à mes yeux.

Vous sentez cependant, mon cher ami, combien j'ai dû souffrir pendant tout le temps de ces tristes événements  ;[839] je ne sais maintenant comment cela se terminera. M. P[otot] me fait solliciter, tant de sa part que de celle de sa fille, à consentir au divorce. La seule pensée m'en fait frémir... Cependant M. D[e]g[érando] et [illisible] mes plus intimes amis, même ma mère, sont tous de l'avis qu'il faudra m'y résoudre. L'indécision où je suis encore à cet égard n'est pas une petite peine, et ce qui y ajoute encore c'est que je suis privé dans ce moment des conseils et de la vue de D[e]g[érando]. Il est parti, il y a aujourd'hui 8 jours, pour aller remplir à Florence les fonctions de conseiller de la junte, auxquelles vous savez sans doute qu'il a été nommé[840] il n'y a pas longtemps .

Une consolation à tant de chagrins c'est de voir que l'on a été tellement content de mon cours à l'école Polytechnique qu'il m'en est revenu des témoignages de tous les côtés et que le Gouvernement a joint à ce qu'il me dit de flatteur à ce sujet le choix qu'il a fait de moi pour faire l'examen des candidats qui se présenteront cette année à Paris 1. Cette amélioration dans ma pos[ition] m'était bien nécessaire, surtou[t] dans ce moment. Mais ce sera encore du temps à ôter à l'étude des mathématiques et de notre chère science. Adieu, mon cher ami, des occupations indispensables m'arrachent à vous, j'espère[841] m'en dédommager en vous entretenant plus longuement dans ma première lettre. Je vous embrasse de toute mon âme. A. Ampère

À monsieur Maine-Biran, sous-préfet de l'arrondissem[en]t de Bergerac. À Bergerac dép[artemen]t de la Dordogne
(2) La lettre du général Lacuée, gouverneur de l'École Polytechnique, annonce que les examens commenceront le 8 août à Paris.

Please cite as “L351,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L351