To Humphry Davy   1er novembre 1810

[244] Paris 1er novembre 1810
Monsieur,

M. Underwood, que j'ai eu l'honneur de voir ce matin, m'ayant autorisé à être auprès de vous l'interprète de la reconnaissance que vous doivent tous ceux qui s'intéressent aux progrès de la science qui vous en doit de si nombreux et de si importants, j'ose sous ces auspices vous prier de me pardonner l'espèce d'indiscrétion qu'il peut y avoir à vous adresser cette lettre sans être connu de vous et ne pouvant, Monsieur, vous offrir pour tout titre à un peu de bienveillance de votre part que mon admiration pour les brillantes découvertes par lesquelles vous avez donné une si heureuse extension aux connaissances qu'on avait avant vous en chimie, et au système général de cette science dont vous avez étendu et généralisé les lois en faisant rentrer les terres et les alcalis dans la classe des autres oxydes.

A cette découverte capitale vous venez d'en joindre une nouvelle annoncée dans votre lettre à mon respectable ami M. Pictet, qu'il a publiée dans le dernier numéro de la Bibliothèque britannique. Vous aviez augmenté le nombre des corps combustibles, vous venez de joindre à l'oxygène un second corps comburant, le gaz oxy-muriatique 1, qui formera désormais avec lui une classe de corps simples distingués[245] de tous les autres corps simples que nous nommons combustibles par la tendance électrique opposée. Il m'a semblé évident que, pour refuser au gaz oxy-muriatique le nom de corps simple, il faudrait renoncer à cet axiome de la chimie moderne qu'on doit donner ce nom à tous les corps qu'on n'a point encore décomposés. J'ai été également frappé de l'analogie des gaz oxygène et oxy-muriatique, celui-ci formant, avec des corps combustibles comme l'hydrogène, le soufre, le phosphore, l'étain, etc., des acides qu'on pourrait nommer : Acide hydromuriatique (acide muriatique ordinaire) ; Acide sulfuro-muriatique (liqueur rouge de M. Thomson) ; Acide phosphoro-muriatique (liqueur dont vous avez fait connaître la composition ammoniacale) ; Acide stanno-muriatique (beurre d'étain), etc.

Il suivrait de là que la combinaison d'apparence terreuse formée d'acide phosphoromuriatique et d'ammoniaque serait une sorte de sel insoluble qu'on pourrait nommer phosphoro-muriate d'ammoniaque, que le sel ammoniac ordinaire serait un hydro-muriate, ainsi que tous les sels où l'acide hydro-muriatique serait combiné avec un oxyde métallique, tandis que ceux où l'hydrogène de l'acide s'en va, sous forme d'eau, avec l'oxygène de l'oxyde et où il ne reste que le métal combiné avec le gaz oxy-muriatique, seraient, à l'égard de ce gaz, ce que les oxydes ordinaires sont à l'oxygène. Tout cela suppose que l'oxygène que l'on obtient[246] en exposant l'acide oxy-muriatique liquide à la lumière vient de l'eau décomposée et que l'oxyde noir de manganèse donne naissance au gaz oxy-muriatique, parce que son oxygène enlève, pour former de l'eau, l'hydrogène uni à ce gaz dans l'acide hydro-muriatique. Pardon, Monsieur, si je prends la liberté de déduire aussi longuement, de votre lettre à M. Pictet, des conséquences qui me paraissent en découler aussi immédiatement. Sans ces réflexions préliminaires, il m'eût été difficile d'expliquer l'opinion sur laquelle je désire vous consulter. L'acide fluorique, tel qu'on le conçoit communément, ne peut s'obtenir pur ; c'est un de ces êtres de raison dont vous avez fait justice quand on a voulu imaginer des alcalis secs qu'on ne pouvait ni voir, ni obtenir, un acide muriatique sec non moins chimérique, etc. La supposition que l'acide boracique et l'oxyde de silicium sont dissous à l'état de gaz dans cet acide problématique, n'est-elle pas contraire à toutes les analogies et ne serait-il pas probable que ces phénomènes sont dus à un troisième corps comburant ? Permettez-moi de donner à ce troisième corps comburant le nom d'oxyfluorique 2 : il se trouverait combiné avec le calcium dans ce qu'on appelle le fluate de chaux. Quand cette dernière substance est chauffée dans un tube de plomb avec de l'acide sulfurique concentré où il y a toujours de l'eau, l'oxygène de cette eau convertirait le calcium en chaux pour donner naissance au sulfate de chaux qui se forme, et son hydrogène se combinerait avec l'oxy-fluorique pour former cet acide hypofluorique 3 sous forme liquide, qui produit de si terribles effets sur les corps vivants. Celui-ci mis en contact avec l'oxyde de silicium, il y aurait formation d'eau et le silicium uni à l'oxy-fluorique donnerait ce gaz qu'on nomme acide fluorique silicé, que, dans cette hypothèse, on devrait appeler acide silicio-fluorique 4 et qui serait analogue aux autres acides gazeux. De même, lorsqu'on chauffe le fluate de chaux avec l'acide boracique, une partie de cet acide serait décomposée pour changer le calcium en chaux et, le bore désoxydé se combinant avec l'oxy-fluorique, il en résulterait encore un acide gazeux, celui qu'on obtient en effet dans cette circonstance, et qui devrait, dans cette hypothèse, être appelé acide boro-fluorique. On découvrirait bientôt sans doute les acides sulfo-fluorique, phosphofluorique, si l'on pouvait obtenir l'oxy-fluorique ; ce dernier peut être bien difficile à obtenir, surtout s'il a plus d'affinité pour l'hydrogène que n'en ont les gaz oxygène et oxy-muriatique 5. Reste à savoir si l'électricité ne décomposerait pas l'acide hydro-fluorique sous sa forme liquide, lorsqu'on aurait écarté l'eau le plus possible, en portant l'hydrogène d'un côté et l'oxy-fluorique de l'autre, ainsi qu'il arrive aux deux autres corps comburants, lorsque le même agent décompose l'eau et l'acide hydro-muriatique 6. Le seul inconvénient à redouter dans cette expérience est la combinaison de l'oxy-fluorique avec le conducteur avec lequel il se trouverait en contact à l'état naissant. Peut-être aucun métal ne pourrait se refuser à cette combinaison. Mais, en supposant que l'oxy-fluorique fut, comme l'oxymuriatique 7, incapable de se combiner avec le charbon, ce dernier corps peut-être serait assez bon conducteur pour être employé comme tel dans cette expérience. Vous trouverez sans doute, Monsieur, ces dernières [hypothèses] bien hasardées, peut-être même dénuées de fondement ; je n'ose vous les présenter qu'en tremblant, et d'après un assez grand nombre d'analogies que je ne pourrais vous exposer sans entrer dans des détails encore plus fastidieux que les précédents ; je n'ai déjà que trop abusé d'un temps dont les sciences réclament tous les moments. Pardonnez-moi une trop longue lettre et permettez que je m'applaudisse d'avoir trouvé cette heureuse occasion de vous offrir l'hommage de mon profond respect et de l'admiration aussi vive que sincère que m'ont inspirée vos immortelles découvertes 8.

(2) Chlore.
(3) Fluor.
(4) Acide fluorhydrique.
(5) Acide hydrofluosilicique.
(6) Chlore.
(7) Expérience destinée à isoler le fluor.
(8) Fluor rapproché du chlore.
(9) Voir la réponse de Davy à la date du 8 février 1811. Sa première publication sur le fluor est du 8 juillet 1813 , trois ans après la lettre d'Ampère (Bakenan Lecture for 1813). Voici ce qu'il y dit d'Ampère : During the period that i was engaged in these investigations, i received two letters from M. Ampère, from Paris, containing many ingenious and original arguments in favour of the analogy between the muriatic and fluoric compounds. M. Ampère communicated his views to me in the most liberal manner ; they were formed in consequence of my ideas on chlorine, and supposed by reasonings drawn from experiments of MM. Gay-Lussac and Thenard.

Please cite as “L368,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L368