From Claude-Julien Bredin   6 janvier 1811

[122] Lyon 6 janvier 1811
C.J Bredin, professeur à l’École impériale vétérinaire de Lyon, à son ami Ampère

Mon ami, qu'était-il besoin de me dire que tu ne tiens pas à la vie ! Ne sais-je pas trop bien que cette misérable existence, si pénible pour tous ceux qui y sont condamnés, est mille fois plus douloureuse encore pour toi que pour le plus grand nombre des autres. Si la tournure de ton esprit, si la vivacité et la prodigieuse activité de ton imagination te donnent de nombreux plaisirs, ce ne sont que des jouissances incomplètes, fausses et passagères, qui laissent ton cœur vide de bonheur, mais toujours rempli de mille sentiments pénibles que tu es ingénieux à trouver, à créer. Mon pauvre ami, plus je pense à ta façon de sentir, plus je sens que tu es le plus malheureux des hommes que je connais. Tu as perdu ce qui seul pouvait te faire supporter le fardeau qui, à cette heure, t'accable.

Mon ami, cette vie ne peut être supportable en elle-même que pour des gens qui sont nés avec une organisation tout opposée à la tienne.[123] Il faut être marionnette avec les autres marionnettes. Il faut être une machine parlante, ne s'occuper qu'à gagner de l'argent, à s'habiller mesquinement et à montrer l'esprit qu'on a ou celui qu'on croit avoir. Mais malheur à celui qui pense dans ce monde, s'il n'a pas le courage de fouler le monde au pied ! Malheur surtout à celui qui a un cœur, s'il n'a pas la force de le donner à celui-là seul qui peut le remplir ![illeg]

Cependant nous avons nos compensations. Pour toi, mon ami (mais, hélas, quelles tristes compensations !), l'étourderie, la vivacité, l'étonnante activité de ton imagination. C'est une tempête qui, dans ses plus grandes violences, t'empêche de sentir tes autres douleurs.

Pour moi, la croyance en un Dieu qui veille sur moi [illeg] [124] [illeg] Tu me parles de chagrins que tu ne peux pas m'expliquer par écrit 1 [illeg] Ta lettre d'hier est terrible. Fais que je te comprenne un peu ! Je t'en prie, réponds-moi sur-le-champ, je ne demande que trois lignes[illeg] [125] [illeg]

(2) C'est le commencement du roman de La Constante Amitié, dont Ampère va parler sans cesse par allusions mystérieuses. Voir Lettre 0378, 0379 et surtout 0385 et planche XII.

Please cite as “L373,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 20 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L373