To Claude-Julien Bredin   1er février 1811

[Vers le 1er février 1811]

[275]Mon bon ami, j'ai enfin reçu de tes nouvelles ; il y a déjà quelques jours que j'ai lu et relu ta lettre. J'y ai vu avec un grand chagrin que tu n'as pas reçu cette réponse à la précédente, que je t'écrivis à l'instant même où je venais de la recevoir, dans une sorte d'enthousiasme que la tienne m'avait inspiré. C'est là un sujet de chagrin qui me désole. Je ne me ressouviens pas d'un mot de cette lettre, mais bien de l'agitation où j'étais en l'écrivant et il me semble, sur cette idée confuse, que c'est, de tout ce que je t'ai jamais écrit, ce que j'aurais le plus désiré qui ne fût pas perdu 1. Peut-être ai-je tort, puisque c'est précisément cette agitation qui devait m'empêcher de juger si ce qui s'y trouvait était de l'importance que je me figure ! Peut-être n'était-ce pas grand'chose ; mais l'idée que c'est précisément celle-là qui ne t'est pas parvenue, me fait beaucoup de peine.

[276]Déjà depuis bien des jours cette lettre est commencée. Je n'ai pu trouver un instant pour la continuer. Je la reprends aujourd'hui sans pouvoir me flatter d'avoir assez de temps pour te dire tout ce que je voudrais te communiquer. De tout ce que tu m'as jamais écrit, il n'y a rien de plus vrai que ce que tu me dis sur cette absurde manie de me tourmenter moi-même 2.

Oh, si je pouvais savoir rester tranquille ! Mais non, il faut penser malgré moi à ce qui me tourmente. Je ne t'ai pas écrit ces jours-ci parce que j'étais accablé de ce chagrin qui me presse de pleurer dès que je veux écrire à ceux que je me reproche tous les jours d'avoir abandonnés. Aujourd'hui, je suis bien plus tranquille comme si j'étais épuisé de souffrir. Cependant tu te trompes bien, mon bon ami, de croire, d'après ma dernière lettre, qu'il s'est fait quelque changement considérable dans mes pensées ou mes sentiments, où dans ma position à l'égard des autres ; tu veux que je t'explique cette lettre dont je[277] ne me souviens plus qu'à peine. Ah ! comment te rendre raison de ces mouvements de colère..., dont un sans doute a dicté cette lettre ? Je te le répète, je ne puis ici te mieux expliquer cela. Mon ami, que ce que tu me dis de tes pensées donnerait envie de partager ta manière de voir et toutes tes opinions ! Que cette manière de voir fait du bien à ceux qui sont déjà excellents, mais qu'elle rend mille fois pires ceux qui, nés avec toutes les bonnes qualités qu'on désire dans le monde, s'abandonnent à cet orgueil intolérant ! etc. Ne vaudrait-il pas mieux qu'ils n'eussent pas ces lumières surnaturelles suivant eux, et qu'ils eussent de l'indulgence pour leurs frères ?

Je crois me rappeler qu'un trait affreux de ce genre était une des causes qui m'avaient monté si singulièrement lorsque je t'écrivais cette lettre. Au reste, depuis lors, l'auteur de cette action infernale, dans ma manière de voir, est devenu si malheureux[278] qu'il a bien fallu cesser de lui en vouloir pour le plaindre.

Mon bon ami, tu m'annonces que tu devais m'écrire, deux ou trois jours après ta lettre, une autre lettre plus longue. Il ne m'en est point encore venu. Oh ! comme j'en aurais eu besoin ! J'ai vu Tesseyre il y a deux ou trois jours. Nous avons parlé de toi. Comme il t'aime, et moi aussi ! Je te remercie bien des nouvelles que tu me donnes de ton épouse et de tes enfants ; les miens et ma sœur se portent à merveille ; je devrais me contenter de mon sort, mais c'est impossible.

Je te prie, mon cher ami, de m'excuser auprès de notre bon ami Chatelain 3 si je ne lui écris pas par la même occasion ; je n'ai pas un moment et M. Provençal, qui te remettra cette lettre, part dans une heure. C'est un jeune naturaliste très instruit, très lié avec M. de Humboldt, et aussi avec moi ; je pense que tu seras bien aise de faire connaissance avec lui, et que tu lui feras voir ce qu'il y a de curieux dans ton école. Adieu, cher et bon ami, je t'embrasse de toute mon âme. A. Ampère

(2) Il s'agit probablement du début manquant de la Lettre 0369, début qui aura disparu à cause de cela.
(3) Réponse à la lettre de Bredin du 6 janvier.
(4) La lettre de Bredin se terminait par quelques lignes de son assistant Chatelain.

Please cite as “L375,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L375