To Claude-Julien Bredin   31 mai 1811

[12] Marseille 31 mai [1811]

Cher ami, tu viens de me procurer un grand plaisir. Tu ne sais pas combien j'en ai toutes les fois que tu m'écris. Mais, comme il faut que toujours quelques peines se viennent mêler à ce que nous appelons bonheur, tes réflexions m'ont affligé ; elles prouvent à quel point ton âme a été froissée par la douleur. Elle est devenue, à force de peines, fermée à toute idée de vraie félicité en ce monde.

Mon ami, nous nous ressemblons à cet égard. Il n'en est plus pour moi comme pour toi : les raisons en sont de nature différente. Les miennes tiennent aux événements de ma vie, à ma position actuelle. Les tiennes viennent davantage du fond de ton âme. Cette âme, est faite pour un monde meilleur que le nôtre. Elle ne pouvait trouver sur la terre de quoi la remplir ; j'aurais trouvé, moi, sans ce malheureux mariage. Je t'étais assez inférieur pour pouvoir être heureux. Vois comme les êtres plus bas encore sont de plus en plus heureux : de ce bonheur qui repousse, bonheur des animaux dont personne ne voudrait ! Oh, comme l'opinion que c'est là notre unique but est absurde ! Comme tes réflexions sur les tristesses de la vie bienheureuse sont vraies ! Klopstock ! Son âme s'était élevée à notre future existence pour en deviner les secrets ! Non, ce n'est pas par le bonheur surtout qu'elle diffère de celle-ci ! Bonheur, malheur sont deux corrélatifs inséparables, qui se retrouvent probablement à plusieurs degrés dans toutes les existences possibles pour les êtres créés. N'est-ce pas assez qu'il y ait enfin une existence sans crimes et sans erreurs, où l'on jouisse du charme d'avoir fait le bien ? Sans toi, sans T..., quelle curiosité n'aurais-je pas d'en voir une autre que celle-ci. Mais l'amitié m'attache à cette terre. Pourquoi puis-je si peu pour le[13] bonheur de l'un et de l'autre ? Tu t'intéresses au sien, je te dirai donc que j'ai reçu une lettre mardi passé, dont j'ai tout sujet d'être satisfait 1. Autant que je suis capable d'en juger, il m'a semblé y avoir plus de raison, plus de défiance, et une nuance de moins de passion. Il semble aussi qu'il n'agit plus avec tant d'efforts conspirants. Je ne peux pas exprimer ce que je veux dire, que le succès des mauvais desseins que je lui attribue ne semble plus autant être sa seule et unique pensée. Du reste, tant de confiance, de véritable amitié pour moi ! On pense que, dans ma dernière lettre à cœur ouvert, je me suis contraint en parlant de lui ; on m'engage indirectement à dire même les idées trompeuses qui peuvent s'offrir à mon esprit ; il semble qu'on cherche dans mes lettres un appui et des forces. Je ne puis pas t'expliquer tout cela, mais je l'ai bien senti. Je devrais en être plus tranquille, mais je ne le suis guère.

Je te remercie de m'avoir écrit à Montpellier ; j'y aurai donc le plaisir d'y lire une de tes lettres, si toute autre m'y manque : ce qu'au reste je ne crois pas. J'y serai probablement jeudi prochain, c'est-à-dire dans six ou sept jours ; peut-être mercredi au soir ; mais je n'aurais toujours ta lettre que jeudi. Ce que tu me dis au sujet de ta place m'a bouleversé. Qu'entends-tu par là ? Est-ce la crainte que l'établissement soit supprimé ? Est-ce quelque chose de nouveau ? ou quelque chose que t'ait dit M. Huzard ? N'es-tu donc plus celui qu'on regarde comme le plus important à l'existence de l'école ? Est-ce que ce n'est plus toi qu'il regarde comme devant en être le chef un jour ? Sur quoi fondes-tu tes craintes à cet égard ? Réponds-moi, je t'en prie, là-dessus ; quoique je sois presque sûr que ce n'est là qu'un jeu de ton imagination, je ne serai pas tranquille que tu ne m'en aies récrit.

[14]A l'égard de l'époque de mon passage à Lyon, je ne puis pas la savoir au juste ; mais je suis sûr de n'y pas arriver ce mois-ci. Dès les premiers jours de juillet, il est possible que j'y sois ; mais je ne crois pas que ce puisse être avant le 5 ou 6. C'est entre le 6 et le 12 que mon passage est le plus probable. Comme je serais peiné si j'étais obligé de retourner à Paris sans te revoir ! Cependant, comme je n'ai qu'un jour ou deux à passer à Lyon, il ne faudrait pas déranger pour cela un voyage qui te serait important : surtout s'il pourrait améliorer ta santé, comme s'il était question de Vals. A ce sujet, dis-moi si Avignon n'est pas un des chemins pour aller à Aubenas et à Vals. Alors je te dirais qu'ayant au moins cinq à six jours à y rester les derniers jours de juin, tu pourrais les y venir passer avec moi ; je te logerais à mon tour et nous nous retrouverions l'un à l'autre comme à Lyon. Vois si ce rêve, si charmant pour ton ami, est susceptible de quelque réalité. Je n'ai pas compris une phrase de ta lettre. Il a trouvé, dit-on, des approbateurs. Voulais-tu dire que c'était toi qu'on avait regardé comme m'approuvant ? Cela serait bien singulier. Au reste, je suis très fâché que ma manière de voir soit ainsi connue ; c'est bien ma faute, mais quel moyen pourrais-je employer pour que du moins on n'en parlât plus ? ou qu'on doutât à ce sujet ? 2

Je ne sais pas, mon bon ami, si tu as vu César Jordan ; je désirerais beaucoup que tu le visses, et pour lui et pour toi. Il me semble dans l'état où tu étais lorsque nous nous sommes vus pour la[15] première fois, et assez disposé pour penser bientôt comme tu penses actuellement. S'il est vrai que l'on soit plus heureux de penser ainsi, pourquoi ne pas seconder cette disposition ? 3 Soit qu'il s'y livrât, ou qu'il restât dans l'incertitude où il est, ce serait un grand bonheur pour lui de se lier avec toi ; il en deviendrait nécessairement meilleur, et je suis sûr aussi que tu trouverais des douceurs dans cette liaison. Vous parleriez aussi quelquefois d'Ampère. Dimanche 2 juin - Pas un seul instant hier pour t'écrire, mon bon ami, les examens interrompus seulement pour manger et des visites le soir jusqu'à ce que nous fussions tous accablés de l'envie de dormir... Mes collègues, étant allés à Toulon dans la nuit du 30 au 31, sont revenus hier 1er juin pendant que je dînais après avoir examiné depuis que j'étais levé. J'étais resté ici pour terminer cet examen et ce n'est qu'avec beaucoup de peine que je suis parvenu à le finir aujourd'hui.

Nous serons probablement à Montpellier mercredi prochain. Il me tarde d'y être pour y lire ta lettre qui m'y attend. Peut-être une autre aussi m'y attend-elle ? Je n'ai pas grand motif de le croire. Si elle n'y est pas, la tienne m'en dédommagera en partie ; je te remercie bien de l'avoir écrite, c'est un bonheur de plus pour moi. Pourquoi ne vois-tu jamais Ballanche ? M. d'Ambérieux est-il à Lyon ? Y sera-t-il au commencement de juillet ? J'aurais tant de plaisir à le revoir.

Je suis obligé de finir là cette lettre, nous allons à la messe du Lycée dont nous suivrons tous les exercices religieux du jour. Je suis bien fâché de te quitter si vite ; mais comme nous partons demain matin, je n'aurais guère de temps que je pusse y donner. Je t'écrirai plus au long de Montpellier. Adieu, mon cher et trop bon ami, je t'embrasse de toute mon âme. Ne m'oublie pas auprès de ta famille et surtout embrasse bien mon Agathe pour moi 4. Tâche qu'elle n'oublie pas tout à fait son parrain d'ici un mois. A. Ampère

(2) Lettre de la Constante amitié. Il, c'est l'homme au front ridé.
(3) Allusion à des conversations d'amis sur l'irréligion d'Ampère.
(4) C'est seulement à la fin de 1816 qu'Ampère est revenu au catholicisme.
(5) Agathe Bredin, filleule d'Ampère.

Please cite as “L380,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L380