To Claude-Julien Bredin   10 juin 1811

[187] Montpellier 10 juin [1811]

J'ai trouvé en arrivant ici ta première lettre, mon bon ami ; je n'y ai pas répondu sur-le-champ faute de temps. Tu m'y reproches de ne t'avoir pas écrit plus tôt ; ce reproche m'a été bien doux, parce que c'est celui de l'amitié. Mais tu as vu, par la lettre que je t'ai écrite d'Aix, que tu as eu des nouvelles de ce qui m'agite tant dès que j'en ai eu moi-même. J'en ai reçu une seconde fois à Marseille. Depuis lors, je n'en ai plus. J'espérais beaucoup en recevoir ici, mais cette espérance a été trompée jusqu'à présent et je quitte demain Montpellier, à la vérité, pour y revenir à la fin de la semaine ! Je pense avec un extrême plaisir qu'il est possible que je sois auprès de toi dans trois semaines, car nous ne perdons point de temps. Tu me dis que ton amitié pour moi s'est encore accrue ; je ne sais pas pourquoi, car je ne le mérite nullement. Est-ce donc un effet de la sympathie qui nous force à adopter chacun les pensées et les sentiments de l'autre, par lequel tu sens ton amitié augmenter à mesure que la mienne augmente ? C'est ainsi qu'en sentiments nous sommes toujours d'accord et que, quand nous avons différé d'opinions, chacun a pris celle de l'autre. Pour moi, comment ne t'aimerais-je pas plus encore depuis mon dernier séjour à Lyon, quand j'ai vu ton inconcevable amitié compatir à des peines qui t'étaient si étrangères ?

[188] Puisque ton amitié, par intérêt pour moi, en prend un si vif, même à ce que tu ne connais pas, je te dirai que la lettre de Marseille m'a fait un bien grand plaisir, qu'elle est pleine de témoignage d'amitié et de confiance en moi qui m'ont arraché des larmes qu'aucun plaisir ne peut égaler, que certaines phrases de cette lettre montrent une défiance de la bonne foi de quelqu'un qui est la seule ressource qui puisse faire espérer une heureuse issue à ces malheureux événements 1. Mais pourquoi t'en entretenir encore ? J'ai dû tant t'en fatiguer à Lyon. Il fallait toute ton amitié pour me supporter. Je ne sais moi-même si je ne t'ai pas déjà parlé dans ma dernière lettre de celle dont je viens de t'entretenir. Elle m'a rendu calme et paisible pendant quelques jours ; mais en voilà douze écoulés depuis que je l'ai reçue, et il y en a déjà plusieurs que mille vagues inquiétudes me tourmentent plus que jamais.

Bon ami ! C'est donc ainsi que se passera toute ma vie ! Nous avons dîné aujourd'hui chez M. Dumas ; je l'ai vu souvent depuis que je suis ici et jamais sans que sa vue ne rappelât des souvenirs qui empoisonneront ma vie jusqu'au dernier moment 2. J'ai vu la place du Peyrou (tu sais sans doute ce que c'est ; tu l'as vue ; et nous en parlerons à Lyon) une fois avec mes collègues ;[189] l'autre fois de grand matin avec une lettre de Bredin et une autre d'une personne dont l'âme a de singuliers traits de ressemblance avec la sienne. Elle est sensible de même, cachant, dans un repli où la tendre amitié peut seule pénétrer, un abîme de mélancolie... Et moi, que suis-je en comparaison de ces âmes d'une autre existence que celle de la terre ? Pourquoi sont-elles attachées à moi par une si vraie amitié, moi qui me traîne sur la terre ? C'est tout autre chose que ce que je voulais dire. Je ne puis rendre mes pensées, je ne sais si tu me comprendras. Je lis à présent le second volume de l'Itinéraire 3. Tu sais que j'avais lu le premier à Lyon. Le proviseur d'ici m'a prêté le second. Comme il y a de belles choses çà et là ! Quelle peinture que celle de Constantinople !

Dis-moi, cher ami, si je t'avais écrit depuis Marseille. Je confonds toutes les dates dans ma tête ; si tu m'écris bientôt, adresse poste restante à Nîmes, j'y serai probablement jusqu'au 22 ou au 23 du courant. Mon demande en grâce. Parle-leur de moi..., et à Bonjour. Je suis inquiet de cette tristesse qui te suit toujours. Mon ami cherche à l'écarter[190] par la même pensée dont je me sers contre les idées qui me fatiguent à présent le plus ; pense que nous allons nous revoir ! Que nous pourrons bientôt causer de ce que nous ne pouvons à présent nous écrire !

Adieu, mon bon ami, je t'embrasse de toute mon âme ; embrasse pour moi tes enfants, cette pauvre Agathe pour qui j'ai été si maussade : présente mes respects à ton épouse et à tes parents. Ton ami, A. Ampère

A monsieur Bredin fils professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
(2) Dans ce voyage, Ampère attend à chaque étape une lettre de la Constante amitié.
(3) Ce M. Dumas avait été, pendant deux ans candidat malheureux à la main de Julie Carron.
(4) Itinéraire de Paris à Jérusalem par Chateaubriand.

Please cite as “L381,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 24 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L381