To Claude-Julien Bredin   10 août 1811

[Vers le 10 août 1811 voir 27 août 1811]

[171]Cher ami, que penses-tu de moi ? Que suis-je devenu depuis un mois que je suis ici sans avoir fait partir une seule lettre pour toi ? Oui, bon ami, je n'ose plus t'écrire après un si long silence. Je t'ai écrit cependant à trois reprises différentes. J'ai commencé de longues lettres, où je voulais te peindre la situation de mon âme : tout ce que j'avais pensé et senti depuis que j'étais ici ! Eh bien ! des occupations ayant interrompu ces lettres au bout de deux ou trois, une fois cinq jours, j'ai voulu les reprendre, les achever ! Tout ce que je relisais n'était plus vrai. Tout changé dans mon âme ! Où j'avais voulu rendre les nuances de la vérité, je ne trouvais plus que des mensonges, et cependant rien n'avait changé en dehors de moi. Tout est absolument, dans ce qui m'occupe, me tourmente sans cesse, comme lorsque j'étais près de toi. Ces lettres que j'attendais alors avec tant d'impatience, que je lisais avec tant de joie, me peignaient bien la vérité, toute la vérité et rien qu'elle. Tout est toujours ce qu'il était. D'où vient que je me ressemble si peu d'un[172] jour à l'autre ? Comme je me suis trouvé différent de moi-même en relisant ces fragments de lettres ! Je ne les ai pas à présent sous les yeux ; tant que je les y ai mis pour t'écrire, ils m'ont empêché de t'écrire. Sais-tu où je suis dans cet instant ? Chez Guéneau de Mussy à l'attendre pour faire des listes. Heureusement qu'il manque au rendez-vous, qu'on m'a fait entrer, attendant qu'il vienne, dans son cabinet, que j'ai trouvé ce papier, des plumes et de l'encre et qu'enfin je t'écris ! Est-ce donc une chose singulière que j'écrive à mon ami ? Bredin, tout est autour de moi comme quand je suis parti d'ici, comme quand j'y suis revenu. Je désirais si vivement d'y revenir, d'y trouver tout comme je le vois et, à, présent, je voudrais à tout prix être à Lyon, auprès de toi  ; je ne peux plus vivre ici.

Mon ami, cherche chez les marchands d'estampes une gravure où on lit en bas La constante amitié et, sur l'arbre entouré de lierre : je meurs ou je m'attache.[173] Si tu savais combien cette figure a l'expression que prend souvent sa physionomie !... Cette gravure, je l'ai mise dans la chambre à côté de la mienne ; elle me fait du bien quand je la regarde, mais cela ne dure pas. Je voudrais que tu trouvasses cette gravure chez un marchand pour seulement que tu me dises ce que tu en penses 1. Ne va pourtant pas t'inquiéter des agitations de mon âme ! Elle en a besoin. De quel danger ces mêmes agitations ne m'ont-elles pas déjà sauvé ? Comme elles en ont prévenu à jamais le retour ! Je ne puis pas te détailler cela, mais tu me comprendras bien.

J'ai reçu une lettre de toi avant la fin de juillet !... Comme tu dois m'en vouloir ! J'y avais répondu peu de jours après. Ce commencement de lettre est dans le petit porte-feuille avec les autres ; je veux pourtant l'achever, celui-là, en faire une lettre et te l'envoyer ; mais combien la fin que j'y ferai à présent sera différente de celle que j'y aurais faite dans ce temps, si l'on me l'avait laissé terminer ? Quand d'ailleurs pourrai-je exécuter ce projet ? Comme ta lettre m'a fait du bien[174] et ensuite du mal en pensant que je n'y avais pas encore répondu ! Tu juges aisément de l'impression qu'elle m'a faite. Certains rapports éloignés entre une personne dont tu me parles... ; mon ami, j'ai lu une partie de ta lettre, tu devines bien à qui. Cela a dû lui faire du bien. Je craignais presque, avant de le faire, que je ne la blessasse ; mais, au contraire, en m'entendant lire ce que tu me dis de cette jeune fille, elle a appris à t'aimer, à comprendre ton âme presque comme elle lit dans la mienne 2.

Dans cette même lettre tu me parles de Bonjour. Je lui écrirai comme tu me le dis. Je l'aimerai toujours malgré moi, cet ami qui m'a causé presque autant de chagrins que tu m'as comblé de consolations. C'est moi qu'il trouve égoïste ! Voilà ce que je ne conçois pas. Je souffrais horriblement de l'idée de partir sans savoir ce qu'était devenu ce parapluie. C'était une folie que ce tourment, mais il existait : qu'y pouvais-je ? Il le voyait et, pour ne pas monter deux étages, bien petite fatigue, il me laissait souffrir et me condamnait à quitter Lyon avec ce chagrin,[175] qu'irritait la contradiction. Si ce n'était pas là qu'est l'égoïsme, je n'y entends plus rien. Oh, comme je sens que, si je l'avais vu souffrir si ridiculement que je souffrais alors, le ridicule n'empêche pas la souffrance, j'aurais fait deux lieues pour le contenter. Je ne vois qu'un égoïsme plus fort, c'est celui de Ballanche qui, après m'avoir donné sa parole de s'informer dès le lendemain de ce parapluie et de m'en écrire sur-le-champ, attend un mois pour charger Beuchot de me dire qu'il est retrouvé et rendu. Quand je compare la conduite de l'un et de l'autre dans cette occasion, l'indifférence qu'ils m'ont témoignée, lorsque l'amitié la plus tendre et la plus désintéressée m'entraînait auprès d'eux, quand toutes mes paroles, même celles de brusquerie qui m'échappèrent à la fin avec Bonjour, leur la {sic} devaient faire sentir, avec ce que j'éprouvais alors et le chagrin de les quitter quoique tout m'appelât impérieusement à Paris ; quand je fais cette comparaison-là, Bredin, ne sens-tu [pas] combien mon cœur doit[176] être blessé ?

Il a donc fallu perdre cette dernière illusion que j'avais plus d'un ami qui eût assez d'affection pour moi pour partager mes peines qu'il trouve insensées. Seul et vrai caractère de la réelle amitié ! Toi, toi seul me restes à présent, à qui je puisse confier ce que je souffre ! Eux, ils règlent leur pitié sur ce qu'ils trouvent les peines raisonnables ou extravagantes, et non sur la douleur qu'elles causent. Combien je me repens de m'être ouvert à Ballanche sur des peines plus graves ; il les a sûrement trouvées insensées, comme Bonjour a trouvé ce que m'a fait éprouver le parapluie. Aussi n'y a-t-il pris aucun intérêt puisque, sachant tout le bien que me ferait une lettre de lui, il ne m'a point écrit après l'avoir promis. Toi, du moins, tu m'as écrit ; mais tu as oublié entièrement la commission que je t'avais donnée relativement à ma filleule tenue avec Mlle Morandy et à ses parents Manin. Voici une[177] lettre de ma sœur pour Mlle Morandy. Si tu voulais la lui porter toi-même, tu lui demanderais, en même temps, ce que font les Manin, quelle ressource leur reste, ce que devient ma filleule. écris-moi tout cela, je t'en prie, le plus tôt possible. Tu m'avais promis de le faire à l'instant où nous nous sommes quittés. Tu as oublié ta promesse. écris-moi quoi que ce soit, au nom de l'amitié !

Tous mes respects à ton père et aux deux dames Bredin. Renouvelle, je t'en prie, à ta femme, le témoignage de la vive reconnaissance que j'ai gardée de toutes ses attentions pour moi... As-tu vu César Jordan ; vois-le donc, je t'en prie, examinez ensemble l'importante question, et donne-moi des nouvelles de tes conversations avec lui.

Fais, je t'en prie, connaissance avec le jeune Andrieux qui te remettra cette lettre ! C'est un[178] compatriote et un jeune homme intéressant. Montre lui l'école vétérinaire, etc.

Je t'embrasse de toute mon âme, mais cette âme est bien triste et le sera jusqu'à ta prochaine lettre.

A monsieur Bredin fils professeur d'anatomie à l’École vétérinaire près des portes de Vaise à Lyon (Rhône)
(2) Voir planche XII.
(3) On trouvera, dans la Correspondance de Bredin, à la date du 15 juillet 1811, la lettre à laquelle Ampère fait allusion. Il y raconte qu'un pauvre homme est mort de chagrin et que sa jeune fille allait tomber dans la débauche quand lui, Bredin, l'a sauvée.

Please cite as “L385,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 29 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L385