To Claude-Julien Bredin   18 août 1811

[18 août 1811]

[145]Cher ami, peut-être n'as-tu pas encore reçu de lettre de moi. II y a longtemps que celle dont M. Andrieux s'est chargé a été écrite. Il m'avait dit qu'il partirait tout de suite ; je sais qu'il a différé son voyage puisqu'il est venu me voir depuis ; j'ignore s'il est parti. En attendant, je profite d'un petit moment pour t'écrire. A présent, j'ai mon fils auprès de moi ; sa présence, quand il est à la maison, fait un certain changement dans la manière dont s'écoule ma vie 1. Cela durera le temps ordinaire des vacances. Je vois plus rarement, depuis quelque temps, la personne dont je t'ai tant parlé. Voilà même plusieurs jours passés sans en avoir des nouvelles. Au reste, il n'y a rien de nouveau dans ce qui l'intéresse. Je me flatte beaucoup à présent que tout restera encore longtemps dans la situation actuelle. Ce n'est certainement pas par un sentiment qui se rapporte à moi que je le désire ; car cet état de choses me laisse dans un calme qui m'est insupportable. Je ne sais vraiment s'il n'est pas pire que des peines cuisantes mêlées à des agitations, des mouvements à se donner, des précautions à prendre, l'attente d'un mieux ou d'un plus grand mal ! J'ai trop pris l'habitude[146] d'être ainsi agité quand j'ai quelque sujet de chagrin. Cela m'aide à le supporter ; mais repos d'esprit et chagrin, comment vivre clans cette situation !

Du 23 août - Voilà plusieurs jours que cette lettre est commencée, cher ami ; mille circonstances m'ont empêché de la continuer. L'anéantissement de ma vie est une chose désolante ; depuis six semaines que je suis ici, qu'ai-je fait dont il reste quelque chose pour l'avenir ? Qu'est-ce que c'est que cet avenir même où mon esprit se porte continuellement et va chercher des peines et des plaisirs, qui ne seront jamais ; cet avenir, il sera sitôt passé !...

Bon ami, je ne puis te rendre ce que je sens de cette fuite de temps ; en voulant l'exprimer, je la sens plus douloureusement et voilà tout. Parlons d'autre chose ! D'abord d'un volume de gravures au trait, format oblong, contenant des projets de tableaux qui n'ont jamais été exécutés. Ces projets sont d'un sculpteur anglais dont j'ai oublié le nom 2, ils représentent les principales scènes de l'enfer, du purgatoire et du paradis du Dante. C'est, à ce qu'il me semble, d'une si grande et si terrible vérité, si bien dans le genre de certains de tes dessins où j'ai senti bien vivement le même caractère, que je voudrais bien savoir[147] si tu connais ce recueil, et, dans le cas où tu ne le connaîtrais pas, que tu le demandasses à la bibliothèque publique de Lyon, ou à quelqu'un de tes connaissances qui pût l'avoir. Comment M. d'Ambérieux ne se l'est-il pas procuré ? Comment Chatelain ne le connaît-il pas ? Bon ami, il est une autre chose dont j'ai à te parler, c'est de cette histoire si touchante dont tu m'as parlé dans ta lettre. Puisque le chagrin fait mourir, comment ton ami encore en vie ? Cet homme est mort bien à plaindre ; à présent, sa femme et ses enfants le sont. J'ai eu du plaisir à penser que tu n'avais plus d'inquiétude sur celle de ses enfants dont tu fais une peinture aimable. Quel bonheur que sa mère se soit adressée à toi ! Mais tu as beau dire, toi, toi seul pouvais la sauver ! Tu as des motifs à offrir dont je n'ose plus parler 3. Pour toi, tu peux les faire valoir sans te mentir à toi-même. Pourquoi ne le puis-je plus ?

Réponds-moi, je t'en prie, dès que tu auras reçu cette lettre ! Jamais ton ami n'eut plus besoin d'en recevoir une de toi ; jamais son cœur ne fut plus oppressé. Ballanche m'avait donné sa parole d'honneur de m'écrire le premier. J'en ai, jusqu'à présent, espéré l'accomplissement ; je vois bien qu'il m'a entièrement oublié ; mon âme meurt ainsi pièce à pièce, comme le corps d'un[148] vieillard qui perd ses sens l'un après l'autre. Donne-moi, je t'en prie, des nouvelles de ta femme et de tes enfants, de celles de nos amis et reparle de la personne dont tu m'as tant parlé dans ton unique lettre depuis six semaines ! Et Bonjour... ? dis-moi si tu l'as vu, s'il t'a parlé de moi ?

Je voudrais être auprès de toi dans tes allées ou sous les arbres de Mme Schrimpf 4. Si elle va en Allemagne, retiens pour moi les portraits de Schiller, Klopstock, Goethe, d'autres encore si elle peut ; qu'on en fasse un envoi à mon adresse, mais à mon compte. Je dis à ton adresse pour que tu les voies, j'aurai assez de moyens de les faire venir ici. Ton ami qui t'embrasse.

A monsieur Bredin fils professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
(2) Jean-Jacques Ampère avait 11 ans.
(3) Flaxman.
(4) Consolations religieuses.
(5) La Correspondance de Bredin renferme de nombreuses lettres adressées à Mme Schrimpf, à sa fille et à son gendre, le pasteur Touchon.

Please cite as “L386,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L386