To Pierre-Simon Ballanche   septembre 1811

[fin septembre 1811]

[887]Mon bon ami, tu dois être bien fâché contre moi. Je n'ai pas encore répondu à ta dernière lettre. Je ne sais plus combien il y a de jours que je l'ai reçue, mais je sais bien que j'aurais dû y avoir déjà répondu. C'eût été une occupation consolante pour moi, et je n'en ai que [des] pénibles, surtout dans la situation d'esprit où je me trouve. Je n'ai plus même le plaisir de m'intéresser aux affaires des autres, et, sous ce point de vue, le mariage de quelqu'un dont nous avons beaucoup parlé à Lyon a laissé un grand vide dans ma vie. Je désirerais qu'une tournée me conduisît dans le pays où cet établissement a eu lieu ; autrement je ne puis pas espérer de revoir seulement une fois cette famille, et je crois que je leur écrirai peu... Il m'a semblé, au commencement de tout cet arrangement, qu'on s'était caché de moi presque autant que de l'homme au front ridé : ce qui m'a paru fort singulier et fait pour me blesser. Je sais du moins que je ne m'y serais point attendu.

Je ne sais pourquoi je te parle de tout cela. J'ai d'autres choses à te dire et d'abord à m'excuser[888] relativement à deux choses que tu m'avais demandées. D'abord des nouvelles de Beuchot. Je le vis le lendemain et il me dit, ou qu'il t'avait écrit récemment, ou qu'il allait t'écrire.

Je l'ai revu depuis ; il ne paraît pas mal portant. L'autre était de t'écrire les nominations à l'école Polytechnique ; je ne les ai sues moi-même qu'en les trouvant un matin dans le Moniteur, au moment où j'ignorais qu'elles fussent déjà faites. T'en écrire alors, c'eût été de la moutarde après dîner, puisque le Moniteur, arrivait nécessairement dans les mains de M. Olivier avant ma lettre. Il y a, mon cher ami, plus de dix jours que je t'ai écrit ce que tu viens de lire. Je suis tellement agité de pensées diverses, d'inquiétudes de tous genres, que je n'ai pas un moment à donner aux occupations qui pourraient seules répandre quelques charmes sur ma vie, et, quand je veux m'y livrer, le seul moment dont je puisse disposer, c'est-à-dire le soir, ma tête est tellement épuisée que, ne trouvant pas une idée, je ne puis m'y résoudre. Mon ami, c'est un[889] tourment continuel que ma vie. Je ne puis te faire comprendre le vide que le départ d'une personne dont nous avons souvent parlé a laissé dans ma vie. Il était impossible de désirer un événement plus heureux que celui qui a fixé son séjour à une si grande distance de Paris. Je devrais en être charmé. Ne suis-je donc qu'un égoïste ? Je ne l'aurais jamais cru.

Au reste, j'ai toutes sortes d'autres sujets de chagrins. Ne pourrais-je jamais te voir ici pour en soulager mon coeur ? Tu me disais, dans ta première lettre, que Bredin était sur les rangs pour une place à l'Académie 1. Tu ne m'en parles plus dans la deuxième. Pourquoi cela ? Est-il nommé ? En est-ce un autre ? Ou la nomination n'est-elle pas encore faite ? Comme j'aurais envie de connaître le travail de Camille sur M. Servan, et comme je désire vivement qu'il le fasse imprimer bientôt, ainsi que les odes de Klopstock précédées de la vie qu'il a écrite de ce grand homme.

Je trouve Deplace bien drôle, si c'est sérieusement qu'il trouve à redire au sujet d'Inès de Castro. Ce que je trouve à redire, moi, c'est de ne pas avoir entendu ce morceau.[890] Tu me l'avais promis et toujours en différant, tantôt pour un motif, tantôt pour un autre, je suis parti n'en connaissant que le commencement. C'est ta faute, et tu ne peux réparer ce tort qu'en me l'apportant toi-même. Tu sais qu'à présent j'ai un grand appartement et que ta chambre y est toute prête. A propos, l'affaire Guérin, qu'est-elle devenue ? Voilà dix-huit mois que cet avoué l'a dans les mains ! Il avait promis de la faire. Il ne veut donc plus, ou l'a-t-il oubliée ? Tout le monde me dit ici qu'il ne faudrait pas longtemps pour cela s'il voulait agir. Je te prie en grâce d'aller le voir une seule fois du moins comme tu m'avais promis à mon dernier passage et de me marquer où les choses en sont. Tu m'ôterais une rude épine du pied, bon ami.

Nizier se porte à merveille ; il t'aime bien et est tout content de ce que tu as pensé à lui en m'écrivant. On m'a annoncé que j'aurais bientôt le plaisir de voir Dugas. Ce sera une vraie satisfaction pour moi ; mais toi, bon ami, quand donc te verrai-je ? J'ai lu ces temps derniers deux volumes de tragédies de Schiller bien mal[891] traduites par Lamartellière * ; mais que de grandes pensées, quelle manière de peindre les caractères et tous les replis du cœur humain  ! As-tu lu la Conjuration de Fiesque et le vieux doge sortant la nuit sur la terrasse, et les derniers mots si terribles dans la bouche de Berrina ?

Si Camille fait des ouvrages supérieurs, du moins on a l'espoir de les voir imprimer. Est-ce qu'il faut absolument renoncer à celui de voir Inès de Castro imprimée ? Bonjour ne m'a pas encore répondu. Je voudrais avoir le temps de lui écrire. Si tu le vois, parlez donc ensemble de moi : et avec Bredin, que tu as bien tort pour beaucoup de bonnes raisons de voir si rarement ! Adieu, bon ami, je t'embrasse mille fois de toute mon âme. Mille choses à M. Ballanche et Mme Aimée.

Je n'ai pu écrire à Bredin, je viens de recevoir une seconde lettre de lui. Comme il me fait du bien en[892] m'écrivant ! Vois-le, je t'en prie ; dis-le lui, remercie-le de cette lettre. Embrasse pour moi ce trop bon ami.

A monsieur Ballanche fils imprimeur aux Halles de la Grenette, à Lyon (Rhône)
(2) Académie de Lyon.

Please cite as “L390,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L390