To Claude-Julien Bredin   11 septembre 1811

[16] 11 7bre [septembre] [1811]

Bon ami, quelle autre ressource ai-je que celle de t'écrire ? Tu auras reçu, avant celle-ci, la lettre que te porte Mme Maléchard. Tu y auras vu le prochain départ de quelqu'un 1. Ce départ a eu lieu. Je le croyais moins prompt quand je t'ai écrit ; mais, dès le lendemain, j'en appris l'époque. Je m'attendais qu'il me ferait beaucoup de peine. Mais comment me serais-je fait une idée, avant de l'éprouver, de ce vide autour de moi ? Voilà ce que je ne comprends pas. Ma sœur et mes enfants sont près de moi : c'est comme s'il n'y avait personne. Je ne puis dire à qui que ce soit au monde, excepté à toi, mon ami, ce que je souffre. Que peuvent faire, pour me consoler, des êtres qui ne savent pas, qui, quand ils les sauraient, ne comprendraient pas mes peines ? Ces peines, elles n'ont aucun fondement. A quoi se rapportent-elles ?

Mon ami, tu m'as sans doute écrit, si tu as reçu toutes mes lettres.[17] Quand recevrai-je une lettre de toi qui me rende à la vie ? Je suis si agité, si oppressé ! Je ne comprends rien à ce que j'éprouve. Pourquoi ne suis-je pas auprès de toi ?

Voilà un paquet de tes lettres, mais tu n'y es pas. Je les ai relues tout à l'heure ; c'était une sorte de soulagement ; cependant je ne suis pas triste comme quand j'ai perdu autrefois ce que j'avais de plus cher. Ah non, ce n'est pas cela que j'éprouve, mes pensées m'oppressent. Tout le reste de ma vie vide. Pourquoi me suis-je donné tant de liens qui attachent mon âme à la terre sans la remplir ? écris-moi, Bredin, écris à ton ami ! Cherche à remplir par ton amitié le vide qu'y laisse une autre amitié trop tranquille, trop raisonnable pour me consoler. Je crois en vérité que j'ai réussi à[18] cacher ce qui se passait en moi. Mais alors qu'était-elle, cette amitié, qui n'a pas su le deviner ? Ou ne l'a-t-elle que trop deviné pour vouloir paraître s'en apercevoir ? Je puis conjecturer, je ne saurai jamais ce qui s'est passé dans une âme qui ne s'ouvre plus à la mienne. Bien affectueuse, oui ; mais plus de confiance, plus d'envie de me raconter ses pensées, comme si elles avaient dû me blesser. Des témoignages d'une affection toute extérieure ne m'ont fait aucun bien. J'aurais eu besoin de quelque élan du cœur.

Que je suis insensé, Bredin, de reporter sans cesse ma pensée sur les petites circonstances qui ont précédé ce départ ! Pourquoi chercher ainsi à me tourmenter davantage ? Bon ami, j'étais donc[19] destiné à me rendre malheureux toute ma vie par les remèdes de mon imagination et en me formant des affections qui ne pouvaient faire aucun bien, mais facilement beaucoup de mal.

Du 12 7bre [septembre] Après t'avoir écrit tout cela hier matin, je me suis promené une partie de la journée. En rentrant, j'ai trouvé une lettre de [Maine de Biran]. Mon âme était lasse de tristes pensées, et j'ai éprouvé un grand charme à me sentir entraîner dans l'abstraction. J'ai recherché d'anciens travaux pour répondre à ses objections, ou trouver d'autres mots à la place de ceux contre lesquels il me faisait des objections. J'ai trouvé un de ces tableaux que je crois préférable, avec peu de changements, à celui que je t'ai envoyé. Les phénomènes relatifs à l'entendement y sont exactement les mêmes. Quatre éléments, à savoir : la sensation, l'autopsie, la perception de ressemblance, celle de dépendance nécessaire ou intuitive.

Chacun de ces quatre éléments donne naissance à trois modes de complexion : le premier qui a lieu par la naissance même de l'élément[20] et sans autre cause ; le deuxième qui a lieu en même temps, mais qui est plus ou moins influencé par ce qui a précédé dans l'esprit ; le troisième qui n'a lieu qu'entre les traces des éléments après qu'ils ont cessé d'être actuels. J'avais d'abord voulu donner des noms particuliers à chacun de ces modes de complexion. Notre langue n'en fournit pas assez. Alors j'ai tenté : de réunir sous une même dénomination, avec des épithètes différentes, le deuxième mode avec le troisième en laissant le premier séparé sous un nom propre ; c'est ce qui produit le tableau que je t'ai envoyé ; de réunir de la même manière le premier et le deuxième en laissant le troisième séparé sous un nom propre, c'est ce qui produit le tableau que je t'envoie aujourd'hui.

Ainsi, par exemple, jugement collectif signifie ici précisément ce que j'ai nommé, dans le tableau que t'a porté Mme Maléchard, coordination systématique et qu'autrefois je nommais d'un seul mot : classification. De même : Déduction immédiate = jugement intuitif ; Déduction progressive = déduction directe ; Assentiment = déduction inverse Il y a plus de différence dans les phénomènes[21] relatifs à ce qu'on nomme volonté. Ici, c'est l'incitation et l'action intellectuelle que tu trouveras subdivisées en deux sortes, au lieu de la volition et de la décision. Cette distinction me semble bien mieux marquée. Rougir de honte est une incitation primitive ou pathognomique ; porter la main à son épée de colère est une incitation itérative, mot bien mal choisi, etc.

Du 13 au matin. J'ai écrit, comme tu vois, hier assez de psychologie. C'est autant de temps passé sans tristes réflexions. Dis-moi, dans ta prochaine lettre, quels sont les phénomènes de mes tableaux que tu ne comprends pas. Je ne peux pas t'écrire plus au long ce matin ; d'ailleurs, je suis trop de mauvaise humeur pour ne pas t'ennuyer. Mais tu sais bien tout ce que mon cœur te dit. Adieu, bon ami.

A monsieur Bredin fils professeur à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
(2) Départ de la Constante amitié pour son mariage. Voir la Lettre 0390.

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