To Claude-Julien Bredin   22 septembre 1811

[Dimanche, 22 septembre 1811]

[99]Cher ami, j'espérais que Mussy m'apporterait une lettre de toi. Tu ne m'écris plus ! Cependant tu sais que je souffre et que quelques lettres de toi n'auraient un peu soulagé. En relisant tes lettres, j'y ai retrouvé le passage où tu me parles de faire réparer la fenêtre de Françoise sur les premiers fonds que son mari te remettra pour le fermage du domaine 1. Comment n'as-tu pas compris, bon ami, que tu pouvais dire de faire cette réparation plutôt que de laisser cette pauvre femme exposée à prendre une indisposition qui pourrait devenir dangereuse dans une nourrice restant exposée ainsi au froid et à l'humidité ? Tu m'en aurais seulement prévenu après. Mais, puisque tu n'as pas voulu prendre cela sur toi, et que j'ai oublié de te prier de le faire dans mes lettres précédentes, j'ai le chagrin de penser que Françoise ou ses enfants ont déjà souffert du froid qui règne ici depuis deux jours, ou qu'ils en souffriront avant que la fenêtre soit réparée. Je te prie donc bien de faire faire ce qui convient si François t'a remis ou doit te remettre incessamment l'argent nécessaire pour cela. Puisque ma vie est à présent d'un poids insupportable, que du moins je puisse contribuer à alléger, s'il est possible, le même poids pour d'autres ![100] Quand m'écriras-tu, Bredin ?

Je n'ai rien à te dire de moi. Je ne souffre pas comme quand j'ai perdu autrefois les êtres qui m'étaient les plus chers. Mais j'aimerais mieux souffrir comme alors que de sentir ce vide de mon cœur que rien ne peut remplir. Il me semble que chaque soir me délivre du jour qui vient de s'écouler ; mais je ne pense qu'avec peine qu'il en viendra un autre demain.

J'attends une lettre de toi peut-être avant que celle-ci te parvienne. J'attends des nouvelles de toutes les personnes qui te sont chères et de nos amis, Ballanche, Bonjour, Barret, etc. J'attends surtout quelque chose de toi-même ; de tes pensées, de tes sujets de bonheur et de chagrin. Si je pouvais du moins penser, réfléchir !

J'ai essayé vainement de m'occuper de quelque recherche, soit mathématique, soit même métaphysique, depuis la lettre où je t'en ai parlé. Est-ce la dernière que je t'ai écrite ?

Observez-vous la comète à Lyon ? Observe-la, je t'en prie, en pensant à moi ! Il en paraissait une à Lyon quand j'y fus chercher ceux que[101] j'ai perdus depuis, et ma sœur et cet enfant que j'ai auprès de moi depuis les vacances. Te souviens-tu comme nous eûmes le cœur serré en nous quittant ? était-ce un pressentiment que je devais être, le reste de ma vie, plus malheureux encore que je ne l'avais été jusqu'alors ? Il me restait encore je ne sais quelle espérance vague de voir renaître pour moi des sentiments qui pussent encore me faire trouver du charme à l'existence ; à présent je n'en entrevois même plus la possibilité.

Je ne sais pourquoi je t'écris tout cela. Je te ferai peut-être de la peine sans m'adoucir ce sentiment de tristesse qui s'est emparé de tout mon être et que j'aurais dû te cacher, que j'aurais dû tenir à jamais renfermé au fond de mon âme. Mais il n'y a que toi au monde, cher ami, à qui je puisse me plaindre de mon sort. Les autres me trouveraient déraisonnable. Ils ne savent pas comme toi combien les choses du dehors font peu pour le bonheur ; ils me regardent comme un homme heureux !

[102]Du lundi 23 septembre Voilà ce que je t'écrivis hier soir avant de me coucher, tu ne comprendras que trop en le lisant la situation de ton ami. Tu le plaindras un peu, tu lui écriras et il aura du plaisir à te lire. Pour le moment, je voudrais inutilement t'en écrire davantage. Tu sais tout ce dont je te charge pour ta famille et nos amis. Adieu, Bredin ; adieu, cher ami, peut-être le seul ami véritable qui me reste. Ah, je ne sais ce que je dis, car Ballanche m'a écrit ; j'ai reçu avant-hier une lettre de lui. Il y avait un grand nombre de détails bien faits pour m'intéresser. J'y répondrai pour demain si je peux. Adieu pour la dernière fois ! Les bras de ton ami te serrent sur sa poitrine.

A monsieur Bredin fils professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
(2) Domaine de Poleymieux dont François et Françoise Delorme sont les fermiers.

Please cite as “L393,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L393