To Claude-Julien Bredin   10 décembre 1811

[Vers le 10 décembre 1811]

[69]Mon ami, je suis navré de chagrin. C'est à présent que la vie m'est tout à fait insupportable. Je sens dans le corps les peines de mon âme. Je te le dirai parce que c'est vrai, parce que, toi, tu le comprendras ; personne autre ne le concevrait : une des choses qui m'oppressent le plus est de ne t'avoir pas écrit aussi souvent que j'ai reçu de tes lettres. Au lieu de cela, j'en ai trois, trois auxquelles je n'ai pas répondu ! Un autre que toi ne sentirait pas tout ce qu'il y a de peine dans mon cœur pour expliquer mon silence.

Il faut bien te le dire, c'est pour avoir voulu t'écrire que je souffre indiciblement depuis huit jours. Je voulais te peindre toutes mes pensées, toutes mes agitations ; tant de choses étaient à la fois présentes à mon esprit, que tout m'était confus. Pas une expression pour rendre la moindre de mes pensées ! Alors te le dirais-je ? Tout se bouleversa pour moi et me remit dans la situation d'esprit où j'étais peu de temps avant de venir à Paris. J'ouvris un livre que j'ouvrais souvent alors. Rien ne peut m'expliquer la singularité du passage sur lequel[70] je tombai. Il se rapportait tellement à tout ce qui s'était passé en moi depuis que mon existence est ce qu'elle est actuellement, qu'il me fût impossible de n'y pas voir, dans le premier moment, et même pendant plusieurs jours, quelque chose de surnaturel. Ce que je souffris après avoir lu ce passage si étonnant ne peut se rendre. Quelque effort que je fisse pour m'occuper uniquement de ce qui s'offrait alors à ma pensée et rester chez moi, il me fut impossible de le faire. Ne sachant à qui m'adresser, je fus chez Lenoir ; il n'y était pas.

Je voulus rentrer, reprendre ces réflexions. Qui sait jusqu'où elles m'auraient entraîné dans la route où tu voudrais me voir ? Mais je voulus d'abord respirer. Je fus sur le quai ; le hasard, la providence ou le démon m'y fit rencontrer Lenoir. Alors tout changea pour quelques moments, je lui parlais de ce que je venais d'éprouver. L'impression s'affaiblit en la lui racontant. Nous fûmes ensemble à la leçon que Gall faisait ce soir-là à l'Athénée de[71] Paris. Depuis, j'ai redouté tellement ces affreuses pensées que je n'ai même osé t'en écrire. Jamais je n'ai passé une semaine plus triste. Je le fais aujourd'hui, il me semble que cela diminue cette sorte d'angoisse qui me poursuit. Mais à quoi suis-je réservé ? Que maudit soit à jamais le jour où j'ai quitté Bredin et Lyon !

Je ne puis répondre à tout ce que tu me demandes. Je te récrirai bientôt. Ah, je l'espère du moins ; écris-moi, je t'en prie. J'ai à te dire que Mme Duquet m'a remis : Pour ton père......... 185. 10 Pour toi .................. 333.00 Total........................ 518.10

Marque-moi combien je te reste devoir ! Ma sœur te prie de mettre sa toile, si tu l'as comme on me l'a écrit, aux rouliers, après l'avoir fait emballer d'une manière sûre. Tu me parles d'un calice pour lequel il faut un reçu de moi ; fais-le faire par Ballanche en vertu d'une procuration générale que je lui ai faite par devant notaire. Dispose de tout cela comme pour toi-même ; je n'ai[72] pas l'esprit assez libre pour m'occuper de tout cela. Viens au secours de ma nullité ! Je te remercie bien d'avoir sauvé les tableaux. Adieu, mon bon ami. Tout ce que tu feras pour moi, je l'approuve d'avance et t'en remercie. Parle donc de moi à d'Ambérieux et à Camille ! Pensez un peu à moi  ! Dis à Ballanche pourquoi je ne puis lui écrire ! De plus, mon cours à l'école m'absorbe tous mes moments et me fait souvent passer les nuits à chercher des choses que je savais autrefois, et que je ne puis plus retrouver. Tu sais si je t'embrasse.

A monsieur Bredin filsprofesseur à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L402,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 3 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L402