To Claude-Julien Bredin   24 mars 1812

[77] 24 mars [1812]

Que je te remercie, mon ami, des deux lettres que tu m'as écrites ! Tu m'en annonces une autre par M. Andrieux qui ne m'est pas encore parvenue. Je ne savais pas qu'il dût revenir à Paris, et comme, en m'en parlant dans la lettre que j'ai reçue hier, tu ne le désignais que sous le nom de l'homme aimable qui a une façon de voir, de sentir si désolante, je n'avais eu aucune idée de ce dont tu voulais me parler. Je fis cinq ou six hypothèses pour m'expliquer ta phrase  ; la moins absurde était d'imaginer que tu me parlais de quelque roman nouveau intitulé L'homme aimable, où se trouvaient des principes désolants. Je m'étais arrêté à celle-là, quand ta seconde lettre que je viens de recevoir m'est arrivée ; j'ai vu que tu avais voulu me parler de ce jeune homme, auquel je n'avais nullement songé. Ne m'écris donc plus ainsi trop énigmatiquement pour que je puisse te deviner  ; car cela m'a bien tourmenté pendant 24 heures ; et, en mille ans, je n'aurais pas deviné de quoi il était question.

J'ai été pénétré de chagrin en lisant ce que tu me dis de ceux qui empoisonnent[78] toute ta vie et cependant que je voudrais changer mon sort contre le tien !

Du 31 mars - Comment s'est-il fait, mon bon ami, que je n'aie pas continué cette lettre depuis près de huit jours qu'elle est commencée sur mon bureau ! Je n'y comprends rien moi-même. Je m'en veux étrangement. J'ai reçu dans l'intervalle celle dont tu avais chargé M. Andrieux ; nous avons passé quelques heures ensemble à parler plus de toi que de la métaphysique. Il est si content de toi, et presque surpris de voir qu'un chrétien peut être tolérant. S'il comprenait ce que c'est qu'un chrétien, il serait surpris du contraire. Mais cependant ce contraire est la règle générale.

Comme tout est contradictoire dans l'homme ! Je ne pouvais me résoudre à t'écrire que j'irais en tournée dans la Belgique ; je le croyais à peu près décidé ; mais je ne voulais te faire le chagrin de te le dire que si c'était sans ressource. J'espère depuis ce matin que ce ne sera point, et que je passerai à Lyon si je ne suis pas chargé d'y faire[79] l'inspection. Tu vois que, dans cette indécision, j'avais bien raison de te prier de n'en parler à personne. J'avais d'ailleurs d'autres bons motifs. Jamais je ne me pardonnerai cette seconde interruption d'une lettre commencée depuis si longtemps. Tu dois être inquiet de ton ami ; mais tu ne peux savoir ce qu'il souffre de ton absence jointe à toutes les autres peines dont il est tourmenté. Ma seule consolation est de penser que je te verrai bientôt. Oh, si je pouvais adoucir tes peines comme tes lettres ont adouci les miennes ! Je viens de les relire. Que je me reproche plus vivement de ne t'avoir pas encore répondu en revoyant le tableau déchirant de tout ce que tu souffres ! Mon ami, à en juger par ta lettre, tu es encore plus tourmenté que moi. Que j'aurais de choses à t'écrire à ce sujet ! Mais cela m'est impossible ; je n'ai pas un moment. J'ai une grâce à te demander : c'est de voir Barret, de lui dire que, si je ne lui ai pas encore répondu, c'est impossibilité absolue, que je me le reproche à chaque instant. Ah, il faut[80] bien, en effet, que je n'aie pas un instant pour ne t'avoir pas écrit depuis si longtemps ! Cependant une de mes lettres a dû se croiser avec les tiennes.

Je t'y demandais une réponse que je n'ai point eue. Cela me met dans une grande appréhension. Est-ce que tu ne l'aurais pas reçue ? J'entends la lettre où je te demandais des avis sur la conduite à tenir dans une circonstance bien difficile de ma vie qui s'approche tous les jours davantage ; où je me souviens d'avoir écrit cette phrase : écris-moi le plus tôt que tu pourras afin que je reçoive ta lettre avant l'arrivée de quelqu'un dont je t'ai souvent parlé. Marque-moi, je t'en prie, si tu as reçu la lettre où était cette phrase. Je serai inquiet jusqu'à ce que tu me l'aies dit. Comment ne m'en aurais-tu pas parlé du tout si tu l'avais reçue la dernière fois que tu m'as écrit ? Est-ce que tu n'as pas non plus reçu, avec Flaxman, un brouillon de lettre à [Maine de Biran] sur la métaphysique ? Je l'avais tout[127] à fait recopié pour lui envoyer la copie, et à toi le brouillon. Je ne sais s'il t'est parvenu. Si tu l'as, garde-le avec soin, car je ne l'ai plus et je voudrais le relire avec toi.

Marque-moi, je t'en prie, si tu as reçu la lettre où est la phrase en question. Je t'y parlais aussi de la toile de ma sœur 1. Qu'est-ce qu'elle est devenue ? L'as-tu, comme je te priais, mise aux rouliers à mon adresse ? Il est décidé que je ne pourrai pas finir cette lettre chaque fois que j'y mets la main quelqu'un vient m'interrompre. Pas un moment ! Je vais te l'envoyer pour qu'elle t'apprenne, telle qu'elle est, que je viens de recevoir dans l'instant la Commission signée du grand Maître pour la tournée de Lyon, Grenoble, etc. Ainsi je serai près de toi dans trois semaines ? C'est alors que nous pourrons nous dire mutuellement tout ce que nous voudrons. Je suis comblé[128] de joie. De ce moment, il n'y a plus de mystère à faire de mon passage à Lyon, quoiqu'il soit toujours inutile de le dire aux indifférents.

Écris-moi vite, pour que je puisse lire une lettre de mon ami avant mon départ qui n'aura pas lieu avant le 20 avril, je t'aime et t'embrasse de tout mon âme. A. Ampère

A monsieur Bredin fils Professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
(2) Il est question de cette toile et de Flaxman dans la lettre d'Ampère du 12 février (219). Mais la question relative au retour de la Constante amitié ne s'y trouve pas et devait sans doute faire partie d'une des lettres tronquées qui suivent.

Please cite as “L412,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L412