To Claude-Julien Bredin   24 mai 1812

[27] Aix Dimanche 24 mai [1812]

J'ai reçu, cher ami, ta lettre avant hier ; je ne pars que demain. Aussi, en y lisant qu'elle aurait été plus longue si tu n'avais craint qu'elle ne m'atteignît pas, j'ai bien regretté de ne t'avoir pas dit que je devais être à Aix jusqu'au 25. Il ne faut pas d'ailleurs que tu craignes que des lettres se perdent pour arriver après mon départ, parce qu'elles me suivent moyennant que je dise à la poste de chaque ville que je quitte où il faut me les adresser.

Je n'ai rien dit à Lyon, à la poste, parce que les lettres m'y doivent être adressées chez Ballanche et que j'ai pensé que Ballanche savait bien mon itinéraire pour me les faire parvenir. Tu me rendrais cependant un grand service en lui remettant de suite la dernière page de cette lettre où cet itinéraire sera indiqué avec plus de soin (tu t'en serviras auparavant polir adresser, si tu m'écris) ; je le désire d'autant plus que, depuis notre voyage à Poleymieux, je n'ai reçu aucune lettre, ni de ma sœur, ni de personne autre, à la seule exception de la tienne d'avant-hier et que ce manque absolu[28] de nouvelles de Paris me tourmente malgré moi. Ta lettre ne me tourmente pas moins en m'apprenant que tu te trouves de nouveau dans ce fâcheux état dont nous avons parlé.

Combien il me fait de la peine ! Mais c'est surtout par ta peine actuelle ; car tes craintes, je ne les partage pas. Pourquoi ton avenir serait-il affreux ? C'est de cela surtout que je voudrais causer longuement avec toi. Il y a bien des genres de peines, je voudrais lire dans ton cœur celles que tu crains le plus et te montrer combien ton imagination les grossit. Quelle différence entre la nature de la mienne et celle de la tienne ! Mon imagination m'offre sans cesse des bonheurs impossibles, des espérances chimériques, auxquelles elle me fait croire malgré moi. C'est par là qu'elle me tourmente, mais qu'elle me soulage en même temps des maux réels et présents qui m'oppressent, de cette inutilité de ma vie, de ce vague abandon où tout ce que j'aimerais me laisse excepté toi. Ma raison ne peut admettre aucune des suppositions que fait mon imagination[29] pour retrouver un peu de bonheur. Je n'ambitionnerais au monde que ta position, et cependant je souffre moins que toi.

Tu sais que tu me disais à Lyon que le bonheur n'est pas compatible avec cette existence passagère. Plein de cette idée, je l'écrivis à la personne à qui j'ai aussi souvent parlé de toi, que je t'ai parlé d'elle. Voici ce qu'elle me répondait à ce sujet dans la lettre que Ballanche me remit en arrivant à Saint-Chamond ; je transcris mot à mot : Oh je ne pense pas comme Bredin, le bonheur existe par l'amitié. Dieu l'a donnée aux hommes pour leur donner une idée de sa bonté infinie.Cher ami, si cela était vrai, que nous serions heureux l'un par l'autre !

Du lundi 25 mai Ta lettre m'a fait bien plaisir en m'en annonçant une plus longue pour Nice ; de là une grande impatience d'y arriver ; mais nous voilà forcés de rester ici un jour de plus par l'impossibilité d'avoir des chevaux de poste aujourd'hui à cause du voyage du roi Charles IV. Il vient de passer[30] tout à l'heure sous ma fenêtre. Il y avait sept ou huit voitures précédées d'un détachement de gendarmerie, en signe d'honneur. Le préfet de Marseille l'accompagne jusqu'à la limite du département. Il va à Rome par le Mont Cenis. Il doit, dit-on, s'y fixer. Je dois m'arrêter deux jours à Draguignan ; ainsi je ne serai à Nice que vendredi. Je suis plus désolé qu'Agathe, d'être parti sans la voir, et encore plus de n'avoir pu faire mes adieux à ta femme. Je te prie de lui en témoigner mes regrets et de lui présenter l'hommage de mon profond respect, en attendant que je puisse le lui présenter moi-même et la remercier de toutes les attentions qu'elle a chaque année pour moi, et qui m'ont rempli de reconnaissance. Je voudrais aussi que tu me rappelasses au bon souvenir de M. et Mme Bredin. Oh, que tu as raison ! Que sont devenus ces quinze jours !

Adieu, mon ami, ma consolation de tant de peines, mon appui sur la terre ! Sans toi, que me resterait-il à présent qui répondit à mon cœur ? Sois heureux, je l'aime mieux que de l'être moi-même. Lis la page suivante écrite à Ballanche 1. A. Ampère.

(2) Cette page manque.

Please cite as “L413,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L413