To Claude-Julien Bredin   4 juillet 1812

[231] Grenoble 4 juillet [1812]

Comment se fait-il, mon cher ami, que je n'aie pas encore répondu à ta dernière lettre je n'en sais rien moi-même ; elle m'avait pénétré. Tu m'y peignais des peines qu'il me semblait ressentir, quoique, loin d'avoir sur la tête un ciel ardoisé, et d'entendre, au lieu du chant des oiseaux, leurs cris discordants, j'eusse, surtout quand j'ai relu ta lettre le lendemain de son arrivée, le vent frais de 6 heures du matin sous des arbres admirables couverts d'oiseaux qui le saluaient dans un air embaumé de fleurs.

Ta lettre, adressée à Nice après mon départ de cette ville, me fut renvoyée à Marseille également après que je l'eusse quittée ; elle ne m'a atteint qu'à Nîmes. Je la reçus un soir avec un gros paquet de lettres de différentes personnes : une de ma sœur, deux de mon fils, etc. Il y en avait aussi une de Paris qui est restée plus longtemps sans réponse que toutes celles que j'avais déjà reçues de la même personne, soit l'année passée, soit celle-ci. Mais, le lendemain, je portai mon paquet à la fontaine (promenade publique de Nîmes) pour lire et relire ce que je n'avais[232] pu que parcourir la veille. Cette matinée a été la seule bien heureuse de toute ma tournée. Elle ne dura pas longtemps. Huit heures me rappelèrent au Lycée, et là commença le travail le plus continu que j'aie eu à faire. Les seuls moments que j'ai pu y dérober m'ont été volés. Par qui ? Par la psychologie.

Roux m'avait écrit qu'il ne me verrait qu'à Avignon. Je croyais avoir le temps de répondre à ce paquet de lettres qui m'avait fait goûter des plaisirs si vifs. Ne voilà-t-il pas que Provençal, jeune professeur d'histoire naturelle à la Faculté des Sciences à Montpellier, a fait ses huit postes pour me demander ce même tableau psychologique. Il n'avait qu'un jour à me donner. Il en a été question devant M. Vincent, professeur de grec à la Faculté de Nîmes ; celui-ci a voulu aussi l'avoir. C'est un ami de Gasparin, un homme excellent. Il saisissait cela à merveille et y entrait si bien qu'il m'avait fait des mots grecs pour tous les phénomènes de mon tableau. Mots bien symétrisés comme ceux de la nouvelle chimie ; mais où aurais-je trouvé des oreilles[233] qui pussent s'y accommoder ? En arrivant à Avignon, j'y trouvai Roux. Nous passâmes presque toute la nuit, moi à parler, lui à me faire des questions et à écrire des notes. Pour m'achever, en s'en allant, il déjeuna à Orange chez Gasparin et, deux jours après, je vois arriver Gasparin pour avoir aussi le tableau sur ce que Roux lui en avait dit. Je ne dirai pas que cela ne m'ait fait oublier huit à dix jours toutes mes peines. Mon esprit n'était rempli que de ces idées.

Je ne saurais te dire comme tout est devenu clair pour moi, et à quel point quelques bévues que j'avais faites là-dessus m'ont frappé les yeux. Maintenant je voudrais écrire tout cela, je le pourrais même si j'avais le temps et c'est beaucoup dire. Mais je n'ai pas pris la plume pour te parler de métaphysique et je m'y laisse entraîner. Je vais reprendre ta lettre pour y répondre par ordre.

Tu me dis d'abord, bon ami, que ce qui te cause tant d'effroi pour l'avenir, quand bien même nous serions ensemble, est un sentiment toujours ou presque[234] toujours bien vif que tu ne peux m'expliquer. Tu ne saurais comprendre combien cela me fait de peine. La seule chose qui me console, c'est que nous serons ensemble au plus tard dans huit jours et que j'en aurai quelques-uns à passer avec toi après que le départ de Mussy m'aura désinspectorisé. Alors nous en parlerons et il faudra bien que cette amitié, qui n'est presque plus que dans les fables, trouve le moyen de faire passer quelques consolations dans ton âme. Bientôt un article de ta lettre m'a fait presque autant de plaisir que le commencement m'avait fait de peine. C'est celui où tu me parles de quelques lignes que je t'avais transcrites d'une lettre que j'avais reçue de Paris 1.

Ah, si ce qu'on m'y disait était vrai, nous serions bien heureux l'un par l'autre. Mais, comme tu le dis quelques lignes après, il faut que le bonheur soit mêlé d'amertume ou qu'il tue. Heureusement qu'il est d'autant plus doux qu'on est plus près de son ami ; ce n'est pas comme la procession qu'il[235] ne faut voir qu'à travers le prisme d'une certaine distance 2. Hélas ! il en est de même de la société humaine entière ; si tu savais tout ce que j'ai appris là-dessus dans cette tournée ! Tu me parles des lettres que Ballanche m'a adressées à Nice : ce sont elles pour la plupart qui formaient sans doute le paquet reçu à Nîmes. Que je suis fâché que tu n'aies plus d'Ambérieux à Lyon ! Tu en aurais eu besoin du moins jusqu'à mon arrivée.

Le 8 juillet (de Chambéry) Quatre jours à traîner cette lettre avec moi dans l'espoir de l'achever chaque jour sans y avoir écrit une ligne. Je croyais la finir à Vizille chez M. Périer 3 ; j'en suis parti ce matin à 5 heures. Il y a quelques heures que je suis ici parce qu'il a fallu aller au collège. Je croyais la finir à Vizille... Ah, j'avais mal calculé ! Cet homme si bon et si triste de la plus profonde mélancolie au milieu de tout ce qu'on peut concevoir de plus propre à rendre heureux ! Mme Périer n'y était pas : ainsi point de musique et d'airs allemands. Mais il y avait Mlle Pfeffel et M. Planta. Que j'ai de choses à te dire de tous ces êtres si intéressants ! Mlle Pfeffel m'a dit que mon Schiller était frappant de ressemblance. Je lui ai bien parlé de toi. Je lui ai raconté notre recherche de myosotis qu'elle appelle fremd mein nicht 4 ; voilà à peu près comme je croyais entendre[236] prononcer. Est-ce bien cela ?

Je suis content parce que j'arriverai vendredi 10 juillet au soir à Lyon. Je ne pourrai aller à l'école vétérinaire tant que je serai avec Mussy, à moins que tu ne viennes me chercher. Si je ne te vois pas vendredi soir à l'hôtel de Milan, n'est-ce pas, bon ami, que tu y viendras samedi le plus matin que tu pourras ? Entre vite dans ma chambre quand même on prétendrait à l'hôtel que je dors encore ! Je laisserai pour cela ma porte tout ouverte. Si tu me réveillais, ce serait un doux réveil ; mais la pensée que tu vas venir me réveillera d'avance. Adieu, Bredin. Adieu, ton ami t'embrasse.

A monsieur Bredin fils Professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
(2) Lettres d'Ampère du 24 mai (Lettre 0413) et de Bredin du 1er juin.
(3) Allusion à un récit de Bredin dans sa lettre du 1er juin.
(4) Claude Périer (1742-1801) (dont le château deVizille donna place à l'Assemblée du Dauphiné en 1788) a eu huit fils dont Augustin Périer, né à Grenoble, polytechnicien (1773-1833), député ; Antoine Scipion (1776-1821) un des créateurs d'Anzin et Casimir (1777-1832), le ministre mort du choléra. Il doit s'agir ici d'Augustin Périer. Claude Périer était l'oncle de Camille Jordan, ami de Degérando et d'Ampère  ; la liaison avait pu par là s'établir.
(5) Vergiss mein nicht.

Please cite as “L416,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L416