To Pierre Maine de Biran   12 juillet 1812

[584] Lyon 12 juillet 1812

Je suis arrivé, mon cher ami, avant-hier 10 dans cette ville. Hier, M. Ballanche m'a remis votre lettre. Je serai à Paris du 25 au 26 juillet, et j'ai bien peu de temps pour vous répondre ; car nous sommes tellement surchargés d'ouvrage que je ne sais comment nous en viendrons à bout. Cependant cette lettre m'a tant fait de plaisir en me donnant de vos nouvelles, dont j'étais privé depuis bien longtemps , que je commence à vous écrire un mot à la hâte sans savoir seulement si je pourrai achever ma lettre. En reconnaissant votre écriture sur l'adresse, j'éprouvai une bien vive satisfaction ; mais elle a été cruellement empoisonnée par ce que vous me dites de l'état de votre santé ; j'espère qu'elle continuera à s'améliorer, et que ce voyage aux eaux, qui me prive du plaisir de vous trouver à Paris, la rétablira complètement. votre santé Je conviens avec vous, mon cher ami, qu'il m'est presque impossible de me faire entendre par lettre sur les points de ma théorie psychologique . L'explication de vive voix peut seule vous en donner une[585] connaissance complète ; je veux seulement vous présenter ici un aperçu de ce que je pense sur les deux ou trois points où nous différons le plus et d'abord au sujet de votre premier système. Je l'admets bien comme vous pour système affectif pur et primitif ; mais vous êtes convenu mille fois avec moi qu'il y avait un système sensitif représentatif indépendant du Moi, qui a lieu chez les animaux et qui, par conséquent, n'est pas du tout, comme vous semblez l'indiquer dans votre lettre, une sorte de résultat du système affectif pur qui n'y contribue en rien, et du système autoptique, qu'il précède nécessairement. Le système affectif pur ne fournissant \directement /aucun élément à nos connaissances c'est par le système sensitif représentatif qu'il faut commencer le tableau de tout ce qui entre dans ce qu'on nommait autrefois entendement. Ce système sensitif représentatif lui fournit immédiatement[586] les images et les divers modes d'union entre les images. Il n'y a à y considérer, comme dans les autres systèmes, sous le point de vue de l'entendement, que des éléments représentatifs et des coordinations entre ces éléments, moyen d'analyse qui ne peut nullement s'appliquer au système affectif pur. Faites donc de ce dernier tout ce qu'il vous plaira, pourvu que vous en traitiez tout à fait à part et par une méthode qui lui soit particulière, en évitant de le présenter dans un même tableau avec les 4 autres systèmes de phénomènes relatifs à l'entendement, dont il détruirait toutes les analogies. Qu'il soit hors de rang, et je suis content, pourvu que le système sensitif représentatif qu'on trouve dans votre tableau, soit bien reconnu comme \un /système primitif et indépendant de tout autre. J'y ai beaucoup travaillé pendant cette tournée, et je suis persuadé que vous adopterez les résultats de cette recherche, qui me paraissent s'accorder très bien avec l'ensemble de vos idées. Je vous les communiquerai quand vous serez à Paris.

[587]Au sujet du mot intuition que je veux ramener à sa signification primitive regarder dedans, in tueri, je n'ai qu'un mot à vous dire. Cette signification s'accorde parfaitement avec le sens dans lequel presque tous les métaphysiciens ont employé les mots : intuition, vérités intuitives, connaissance intuitive, pour toutes les vérités abstraites qu'on aperçoit immédiatement, et je vous ferais voir aisément que l'intuition de Pestalozzi en est un cas particulier puisque c'est une méthode où au lieu de trouver les règles de l'arithmétique par le raisonnement, on les voit immédiatement par ce que j' appelle l'intuition, dans un groupe formé de lignes, etc...; S'il était possible de trouver de quelque manière que ce fût un mot pour désigner cette vue immédiate des [illisible] rapports nécessaires, qui est le premier phénomène du 4me système, et qui en fournit tous les éléments , je n'insisterais pas sur cet emploi[588] du mot intuition, mais cela est tellement impossible que depuis que nous écrivons là-dessus, vous n'avez pu vous-même en trouver un à me proposer. Car celui de réflexion, outre qu'il n'a dans son étymologie aucun rapport à ce dont il s'agit, que dans le sens où l'a pris M. Degérando, il n'en est qu'un cas très particulier, et que dans le sens ordinaire de la langue française il s'applique à tout emploi de nos facultés quelles qu'elles soient où l'on médite sur un objet quelconque (Réfléchissez-y dit-on tous les jours, faites des réflexions profondes sur ce sujet important). Je crois absolument impossible, quelque précaution qu'on prenne, d'empêcher la masse des lecteurs d'entendre ce mot dans ce sens vulgaire, par la force de l'habitude, et de s'exposer à être aussi mal compris que Locke l'a été pour s'être servi de ce mot. Vous savez que cela a été au point qu'on croit encore généralement[589] quoique bien à tort sans doute, qu'il est du nombre des philosophes qui n'ont vu partout que la sensation.

Vous ne voulez pas sans doute vous exposer à n'être nullement compris, vous y parviendrez en employant le mot intuition comme moi, parce que ce mot n'étant pas vulgaire, on est encore à temps de lui fixer un sens, d'accord d'ailleurs avec son étymologie , et qui s'écarte à peine de la signification que lui ont donnée la plupart des métaphysiciens.

Enfin, ce qui me paraît devoir achever de vous décider, c'est que vous pouvez très bien vous passer de ce mot dans l'exposition du système sensitif où vous vouliez l'employer, puisque vous me dites vous-même que vous pouvez adopter à sa place le mot impression. Faites-moi[590] encore cette concession, et nous pourrons, du moins dans les écrits que nous préparons, parler à peu près la même langue. Je vous prie, mon cher ami, de me répondre là-dessus le plus tôt que vous pourrez.

Roanne, le 21 juillet.

Il ne m'a pas été possible, cher et excellent ami, d'achever cette lettre à Lyon ; je l'y avais écrite à plusieurs reprises, je viens [illeg]

Paris, le 26 juillet.

J'ai été interrompu en commençant à vous écrire, mon cher ami, par le directeur du collège de Roanne ; et, depuis, toujours avec lui ou ses élèves, ou dans la voiture, je n'ai pu seulement entrevoir la possibilité de reprendre cette lettre. Il me reste à vous demander comment vous me dites que, d'après ma définition de l'intuition, les notions qu'elle laisse seraient composées, parce qu'elle aurait lieu dans un groupe. Sans doute le groupe est composé mais les \nouveaux /rapports aperçus entre les parties de ce groupe , en sont-ils moins des éléments simples ? Il est bien clair que ces nouvelles relations sont ce qu'il y a de plus simple dans tout notre entendement, considérées, comme elles[591] le sont dans ce système, en elles-mêmes et indépendamment des parties du groupe entre lesquelles elles existent. Une ligne droite est comme une courbe, un groupe composé d'une infinité de points. La relation de rectitude entre ces points, que l'intuition nous révèle entre les points de la droite et non entre ceux de la courbe, est une notion simple. Je n'ai pas dit que le moi fut donné par l'intuition, mais bien la causalité distinguée du moi, et considérée en elle-même. Dès le 2d système, le moi existe mais groupé en une seule complexion avec l'effet produit. L'intuition nous découvre entre ces deux parties du groupe, savoir  : le moi et l'effet produit, la relation de causalité, celle de liberté, etc... qui sont encore des notions simples. Je n'ai pas du tout compris ce que vous m'avez dit sur la ligne droite. Dans le sens que je donne au mot groupe, elle est évidemment un groupe[592] de points. Car j'entendais par groupe dans ma définition tout ce qui est composé. Mais ce n'est pas dans le groupe de la ligne droite seulement qu'on peut voir par intuition qu'elle est plus courte qu'une courbe. Il faut pour cela que la droite se joigne à leurs extrémités, et ne forme qu'un seul groupe de points qui est le contour en partie droit et en partie courbe qui renferme un espace de toutes parts. C'est entre les deux parties l'une droite et l'autre courbe de ce contour entier, qu'on aperçoit le rapport de plus grande longueur dans la partie courbe, rapport précisément et uniquement fondé sur l'union de ces deux parties en un seul contour (groupe total) ; car lorsqu'une droite et une courbe ne sont pas ainsi réunies en un seul contour, la droite peut être de mille lieues et la courbe de quelques lignes, parce que[593] séparées l'une de l'autre ainsi, [diag] ce sont deux groupes de points indépendants l'un de l'autre, et qu'unis ainsi en un seul contour ce [diag] sont deux parties d'un même groupe, dont l'existence entraîne nécessairement la relation A E B > A B. Cette relation, comme toutes celles qui sont connues par intuition est indépendante de la nature des lignes, soit qu'elles soient ainsi vues ou touchées, ou seulement conçues dans l'imagination. C'est parce que les notions sont ainsi indépendantes de la nature des éléments du groupe où on les aperçoit qu'il n'y a point de contradiction à les supposer exister dans les noumènes. Il y aurait absurdité manifeste à y supposer toute autre chose, c'est pourquoi le phénomène que j'ai appelé déduction (le dernier du 4me système) se compose entièrement de notions fournies par des inductions, mais transportées où elles n'ont[594] ni été ni pu être aperçues . Ce qui est en analogie parfaite avec la formation du 4me phénomène dans chacun des 3 autres systèmes. II n'est pas moins évident que le 3me phénomène du 4me système (le raisonnement) n'est aussi qu'une chaîne de jugements dont chacun résulte immédiatement d'une intuition. L'analogie est encore ici complète entre les 4 systèmes. Je n'ai pas compris du tout comment elle vous avait échappée, et comment vous n'avez pas vu que c'est précisément dans le 4me système où les 3 modes d'union entre les éléments de ce système dérivent le plus immédiatement de ces éléments eux-mêmes. Vous me parlez du choix souvent si difficile des termes intermédiaires. Sans doute qu'en passant par différents termes intermédiaires, le raisonnement conduit à différents résultats, et qu'il faut les choisir quand on veut arriver à un résultat déterminé. Mais cela empêche-t-il que chaque[595] terme intermédiaire soit dans le raisonnement, lié au suivant par une relation intuitive ? Et d'ailleurs le choix lui-même des termes intermédiaires peut-il se faire autrement que par un jugement, suite immédiate d'une autre intuition par laquelle nous voyons que tel terme intermédiaire conduira à tel résultat ?

Voici que je me charge de vous démontrer dès que nous nous reverrons : La théorie de l'identité des idées sous des signes différents regardée comme l'origine du jugement et du raisonnement est ce que les hommes ont jamais inventé de plus faux et de plus ridicule. Ou les idées sont réellement identiques et alors il n'y a qu'une chose à dire, c'est que A est A sans aucun progrès possible. Voyez le chapitre de Locke sur la sottise des jugements identiques. Il n'y a point de conclusion sans prémisses; il faut un point de[596] départ. Où le prendre dans ces jugements reconnus dans tous les siècles comme évidents , excepté par quelques métaphysiciens systématiques, comme ceux-ci : l'espace ne peut avoir ni plus ni moins de 3 dimensions, une droite qui a deux points également distants d'une autre, a tous ses autres points à la même distance de cette dernière, (c'est le fameux théorème qu'on n'a jamais pu démontrer), rien ne peut commencer sans une cause qui détermine son commencement à l'époque où il commence (ex nihilo nihil), [illisible] la volonté de l'homme est la cause de ses actions, etc... Où prendre dis-je des prémisses ? Ces prémisses ne peuvent être des jugements antérieurs, que seront-elles ? J'ai le premier résolu cette question dont Descartes avait approché, et \sur la/quelle les autres métaphysiciens français ont tant déraisonné avec leur identité. Ces prémisses sont et ne peuvent être pour ces jugements primitifs que des coordinations ou unions préétablies entre les éléments d'un groupe, où l'on voit intuitivement une relation jusqu'alors cachée dans ce groupe. Descartes disait : On peut[597] affirmer d'une chose tout ce qui est compris dans l'idée claire et distincte de cette chose. Comment quelque chose pourrait-il être compris dans l'idée d'une chose si cette idée n'était pas complexe, n'était pas déjà un groupe ?

Vous me proposez d'appeler mon intuition, analyse abstraite, moi je vois deux sortes d'intuitions, l'intuition analytique qui nous fait retrouver dans un groupe, ce que nous y avons mis en le formant, elle nous le fait mieux connaître en prévenant les erreurs qui pourraient venir du défaut de mémoire, mais elle n'ajoute réellement rien à nos connaissances. L'intuition synthétique, qui nous fait découvrir dans un groupe ce que nous n'y avons point mis, mais qui résulte du mode même de coordination ou d'union entre les éléments de ce groupe, mode déterminé par les lois primordiales de toute existence, et absolument indépendant dans les cas dont nous parlons de la nature des éléments [598] coordonnés. C'est ainsi que les figures tactiles de Saunderson lui fournissaient les mêmes intuitions que les figures visibles fournissent aux géomètres qui y voient. Pour parler comme vous me le proposez, dirais-je : analyse analytique, et analyse synthétique ? Ou cesserais-je de distinguer le raisonnement analytique où sans rien ajouter au groupe on le simplifie en en rejetant successivement ce qui est inutile au but qu'on se propose, et le raisonnement synthétique où le groupe devient au contraire de plus en plus compliqué par les nouveaux éléments que chaque intuition successive en fait sortir, et joint aux éléments précédents par autant de jugements  ? Faudrait-il enfin fonder sur un phénomène que je nommerais analyse abstraite, les jugements que les Allemands ont nommés, à la vérité assez mal à propos, jugements synthétiques a priori, et que je me suis attaché à[599] expliquer en les ramenant à mon intuition ?) Vous me demandez des exemples d'axiomes, en voici : Dans un contour en partie rectiligne et en partie curviligne, la partie rectiligne est plus courte que l'autre. Ce qui ne peut se voir que dans le groupe total de tous les points du contour. L'espace a 3 dimensions. Ce qui ne peut se voir que dans une coordination d' éléments quelconques en espace. Ce qui est encore un groupe. L'effort est la cause du mouvement produit dans le bras, par exemple. Ce qui ne peut se voir que dans un groupe où entrent comme éléments, l'effort, les impressions musculaires de l'intérieur du bras, et les impressions extérieures qui nous apprennent que le bras s'est mû.

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